Bandeau
DESINFOS.COM
Slogan du site

Depuis Septembre 2000, DESINFOS.com est libre d’accès et gratuit
pour vous donner une véritable information indépendante sur Israêl

Un cauchemar ànul autre pareil
par David Grôssman
Article mis en ligne le 16 octobre 2023

Plus de mille morts, 2 900 blessés, des centaines d’otages et de prisonniers. Chaque rescapé est l’histoire d’un miracle. De présence d’esprit et de courage.
Des miracles sans nombre, des actes de bravoure et de sacrifice sans nombre de la part de soldats et de simples citoyens, et chacun d’eux représente un rappel de l’insouciance criminelle des responsables des services de sécurité qui, pendant des années, se sont persuadés – et nous avec eux – de croire qu’il n’y avait pas plus puissants et plus sophistiqués que nous dans la région, ni de plus perspicaces dans la doctrine guerrière.

Je regarde les visages des gens. Choc. Sidération. Le cÅ“ur lourdement oppressé. Nous ressassons interminablement les uns aux autres : un cauchemar, un cauchemar ànul autre pareil. Indicible. Que les mots sont incapables d’exprimer.
Avec un sentiment profond d’une trahison. Trahison du gouvernement envers ses citoyens. Trahison envers tout ce qui nous est précieux comme citoyens, comme citoyens d’un certain Etat. Trahison envers sa signification particulière et exigeante. Trahison envers le gage le plus précieux – le foyer national du peuple juif – confié àla garde de nos dirigeants. Qu’ils devaient protéger avec une révérence sacrée, rien de moins. Au lieu de quoi, qu’avons-nous constaté ? A quoi nous sommes-nous habitués àvoir comme si c’était la marche ordinaire du monde, sans autre option ? Nous avons vu l’abandon de cet Etat au profit d’intérêts mesquins, d’une politique cynique, àl’esprit borné, délirante.
Ce qui se déroule en ce moment concrétise le prix qu’Israë l paie du fait qu’il s’est laissé séduire, pendant des années, par une direction corrompue, qui l’a précipité sur une pente dangereuse, qui a dépecé les institutions du droit et de la justice, les systèmes militaire et éducatif, qui s’est montrée disposée àmettre son existence en péril afin d’éviter au Premier ministre de se retrouver en prison.
Il convient de réfléchir àce àquoi nous avons prêté la main pendant des années. Songeons àla somme d’énergie, de réflexion et d’argent que nous avons gaspillée devant le spectacle de la famille Netanyahou, avec toute sa dramaturgie àla Ceausescu. Aux tours de passe-passe grotesques que cette famille a joués sous nos yeux stupéfiés.
Au cours des neuf derniers mois, comme on le sait, des millions d’Israéliens ont manifesté, chaque semaine, contre le gouvernement et son chef. Démarche d’une importance incomparable qui entendait ramener Israë l àlui-même, àl’idée grandiose et sublime, àson idéal de départ : fonder un Etat, foyer national du peuple juif. Et non seulement un foyer : des millions d’Israéliens désiraient créer un Etat libéral, démocratique, adepte de la paix, pluraliste, respectant les convictions de chaque individu. Au lieu d’écouter ce que le mouvement de protestation suggérait, Netanyahou a préféré le disqualifier, le taxer de traître, inciter àla haine contre lui, enflammer la haine entre les camps.
Mais, àlongueur de temps, en toute occasion, il proclamait àquel point Israë l était puissant, déterminé et surtout : fin prêt, prêt àparer àtoute menace.
Va raconter ça aujourd’hui aux parents fous de douleur, et au bébé jeté sur un bas-côté. Raconte ça aux otages, àceux qui les répartissent comme autant de friandises humaines entre les différentes factions. Raconte ça àtes électeurs. Raconte ça aux quatre-vingts brèches dans la barrière la plus perfectionnée au monde.
Mais il nous est interdit de nous tromper et de semer la confusion : malgré toute la colère contre Netanyahou, ses affidés et son comportement : l’horreur de ces journées, Israë l ne l’a pas perpétrée. Le Hamas en est l’auteur. Certes, l’occupation constitue un crime, mais ligoter des centaines de civils, enfants et parents, vieillards et malades, et passer de l’un àl’autre pour les abattre de sang-froid, c’est un crime plus effroyable. Même dans la hiérarchie du mal, il existe une sorte de « gradation  ». Il existe des degrés de gravité du mal que le bon sens et le sentiment naturel savent distinguer. Et lorsqu’on regarde le champ de massacre de la « rave de la nature  », lorsqu’on regarde les terroristes du Hamas foncer sur leurs motos àla poursuite de jeunes gens dont une partie continue àdanser, inconscients de ce qui est en train de se produire ; quand on voit comment ils les rabattent, les pourchassent comme du gibier et les exécutent avec des hurlements de joie…
Je ne sais s’il faut les traiter de « bêtes sauvages  », mais, sans nul doute, ceux-làont perdu figure humaine.
***
Ces jours-ci et ces nuits-ci, nous sommes comme des somnambules. S’efforçant de ne pas nous laisser tenter àregarder des vidéos d’horreur, àécouter les rumeurs. Sentant l’infusion de la peur de ceux qui, pour la première fois depuis cinquante ans – depuis la guerre de Kippour –, prennent conscience de la panique de celui pour qui une défaite possible est déjàmarqué d’un premier stigmate.
Que serons-nous lorsque nous nous relèverons des cendres et retournerons ànos existences, et comprendrons dans notre chair la tristesse de la phrase sobre du poète Haïm Gouri après la guerre d’Indépendance : « Comme ils sont nombreux ceux qui ne sont plus désormais parmi nous.  » Que serons-nous, quels êtres humains après ces journées, après que nous aurons vu ce que nous avons vu ? A partir de quoi pouvoir recommencer après cette catastrophe et la perte de tant de choses auxquelles nous avions cru, en lesquelles nous avions confiance ?
Un pari : Israë l après la guerre sera beaucoup plus àdroite, agressif, et aussi raciste. La guerre qui nous a été imposée grave dans sa conscience les stéréotypes et les préjugés les plus extrémistes et les plus haïssables qui dictent – et qui dicteront et approfondiront – les caractéristiques de l’identité israélienne. Identité qui englobera dorénavant àla fois le traumatisme d’octobre 2023, le contenu de la politique et la gouvernance d’Israë l. La polarisation, la déchirure interne.
Est-ce que, le 7 octobre 2023, a été perdue àtout jamais, ou gelée pendant quelques années, une chance minime de dialogue authentique, d’une acceptation quelconque avec l’existence d’un autre peuple ? Et que disent maintenant les champions de cette idée délirante d’un « Etat binational  » ? Or, ces deux peuples, Israë l et les Palestiniens, deux peuples que la guerre interminable a pervertis, sont incapables d’être ne fà»t-ce que des cousins l’un àl’égard de l’autre, et quelqu’un croit-il encore qu’ils puissent être des frères siamois ? Il faudra de nombreuses années, des années sans guerres, pour qu’il soit possible de penser àl’acceptation et àla convalescence. Entre-temps, l’on ne peut que supposer l’ampleur des frayeurs et des haines déversées sur le terrain de la réalité. J’espère, je prie, qu’il se trouvera des Palestiniens en Cisjordanie, malgré leur haine àl’égard d’Israë l occupant, pour se différencier, en actes ou en condamnation, de ce qu’ont commis des membres de leur peuple. Moi, en tant qu’Israélien, je n’ai aucun droit àleur prêcher la morale et àleur dicter leur comportement. Mais, en tant qu’homme, qu’être humain, j’ai tous les droits – et le devoir – d’exiger d’eux une attitude humaine et éthique.
Il y a deux semaines, le président des Etats-Unis, le Premier ministre d’Israë l et le souverain d’Arabie saoudite évoquaient avec enthousiasme un accord de paix entre Israë l et l’Arabie saoudite. Un tel accord était censé renforcer les accords de normalisation entre Israë l, et Maroc et les Emirats. Les Palestiniens ont très peu de place dans ces accords. Netanyahou, arrogant et débordant de confiance en lui-même, a réussi – selon ses dires – àdétacher le problème palestinien des relations d’Israë l avec les pays arabes.
Cet accord est lui aussi lié àce qui s’est passé pendant le « Samedi noir  » entre Gaza et Israë l. La paix qu’il souhaitait créer est une paix de nantis. Une tentative de passer par-dessus le cÅ“ur du conflit. Les derniers jours offrent la preuve qu’il est impossible de commencer àguérir la tragédie proche-orientale sans proposer une solution qui allège le fardeau des Palestiniens.
Sommes-nous capables de nous distancier des formules routinières et de comprendre que ce qui s’est déroulé ici est trop grand et redoutable pour s’y référer selon les paradigmes éculés ? Même la conduite et les crimes d’Israë l dans les territoires occupés, pendant cinquante-six ans, ne peuvent justifier ou amoindrir ce qui s’est révélé sous nos yeux. Je parle de la haine abyssale d’Israë l, de la douloureuse certitude que nous, Israéliens, avons de vivre ici avec une vigilance suprême et une mobilisation permanente àla guerre. A partir d’un effort incessant d’être, tout en même temps, àla fois « Athènes  » et « Sparte  » et àpartir d’un doute existentiel àl’égard de la possibilité qu’un jour peut-être nous puissions mener une existence normale, libre, débarrassée des menaces et des frayeurs. Une vie stable et protégée. Une vie qui pourrait avoir nom : maison.


Ce texte est publié simultanément dans le journal israélien « Haaretz  » et en exclusivité dans « l’Obs  » pour la traduction française. Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche.
Né le 25 janvier 1954 àJérusalem, David Grossman est l’un des plus grands écrivains israéliens, traduit dans le monde entier. On lui doit notamment le magnifique « Une femme fuyant l’annonce  » (2011, prix Médicis étranger), qu’il achevait quand il a appris la mort de son fils pendant son service militaire, en 2006. Depuis, il a signé « Un cheval entre dans un bar  » (2017, International Booker Prize) et « La vie joue avec moi  » (2019), tous deux parus aux éditions du Seuil. Militant du camp de la paix, il est toujours intervenu dans le débat public