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L’angoisse et la paix
Robert Badinter
Article mis en ligne le 20 août 2001
dernière modification le 16 juillet 2003

Ils s’appelaient Raya, Itzhak et Hemda. Ils avaient 14 ans, 4 ans, 2 ans. Ils sont morts avec leur père Moti et leur mère Tsira. Tous les cinq ont été tués par la bombe qui a explosé dans la pizzeria Sbarro au cÅ“ur de Jérusalem, àl’heure du déjeuner. Leur grand-père, un vieux juif hollandais rescapé d’Auschwitz, était venu en Israë l parce qu’il ne pouvait plus supporter de vivre en Europe. Il ne lui reste que les souvenirs et la mort comme horizon.

Une bombe n’explose pas toute seule. Il faut la main des hommes pour la fabriquer et déclencher l’explosion. A Jérusalem, le tueur portait sur lui la ceinture d’explosifs. Il s’était transformé en bombe vivante. Le suicide de l’assassin n’efface rien àl’horreur du crime. Qu’il s’anéantisse avec eux donne la mesure de son fanatisme.

J’entends la réponse : les enfants palestiniens meurent aussi. Point n’est besoin de kamikaze pour tuer. Les balles perdues et les missiles aveugles suffisent. La haute technologie n’empêchera jamais la mort de frapper au-delàde la cible. Tous les Palestiniens se sont reconnus dans le petit garçon terrorisé, blotti contre son père, le long d’un mur àGaza, qui va mourir frappé d’une balle perdue israélienne. Cette image-làa fait le tour du monde. Celle des corps déchiquetés de Raya, Itzhak et Hemda n’a pas connu pareille diffusion. Mais pour les Israéliens, ces enfants assassinés incarnent le malheur d’Israë l.

Nul ne saurait demeurer indifférent aux morts et aux souffrances du peuple palestinien. Pour ma part, je souhaite depuis longtemps qu’il connaisse une vie paisible dans un Etat indépendant. Juif du XXe siècle ayant traversé, jeune adolescent, les ténèbres de la guerre et de l’Occupation, j’ai vu naître, au travers d’épreuves inouïes, l’Etat d’Israë l. Il en va des peuples comme des humains.

Les premiers jours de leur vie et ceux qui précèdent leur naissance sont lourds de conséquences pour leur sensibilité et leur avenir.

Or Israë l est le fruit de la plus tragique histoire. Les peuples arabes rappellent avec raison qu’ils ne portent pas la responsabilité de la Shoah. Ce crime sans pareil contre l’humanité s’inscrit en lettres de sang dans l’histoire européenne. Dès l’origine, le projet sioniste a pris corps parce que dans les premières décennies du 20e siècle l’antisémitisme n’avait cessé de régner en Europe jusqu’àl’apocalypse nazie. Les vagues d’immigrants en Palestine depuis le début du 20e siècle succèdent aux persécutions. Le « foyer juif » promis par Lord Balfour pendant la première guerre mondiale répond àcette aspiration d’un peuple si éprouvé àtrouver, sur la terre dont les écritures disent qu’elle lui fut promise, un refuge, un lieu de paix et d’enracinement.

On sait ce qu’il advint de cette promesse d’un « foyer juif » du temps du mandat britannique. Sur la terre de Palestine, les immigrants en petit nombre rencontrèrent l’hostilité de ceux qui s’y étaient établis avant eux. A croire que seuls les juifs n’avaient pas le droit de vivre en Terre sainte ! Après la guerre, lorsque les survivants de la Shoah se comptèrent, l’élan fut irrésistible qui poussa les plus engagés d’entre eux vers la Palestine. Si les autorités anglaises s’y opposèrent, c’est d’abord parce que les peuples arabes de la région ne voulaient pas d’un Etat hébreu parmi eux. On a trop oublié dans quelles conditions fut arrachée la reconnaissance de l’Etat d’Israë l, làoù d’ailleurs n’avait jamais existé d’Etat palestinien. Cet Etat hébreu était l’expression non pas de l’impérialisme colonial, comme certains le disent aujourd’hui, mais de la tragique condition qu’avait souffert àtravers les siècles un peuple dispersé et toujours persécuté. Israë l est né de la Shoah. Il ne faut jamais l’oublier. Non parce que les Israéliens ou les juifs seraient devenus des créanciers moraux du monde jusqu’àla fin des temps. Mais parce qu’on ne peut rien comprendre àl’Israë l d’aujourd’hui si on ne prend pas en compte cette vérité : Israë l est né d’une angoisse de mort comme aucun peuple n’en a connue àses origines.

Or cette angoisse-là, elle ne l’a jamais quitté. Il faut rappeler àceux qui aujourd’hui mettent l’accent sur les exactions et les crimes commis par les activistes sionistes lors de la guerre de 1948 que, dès la proclamation de l’Etat d’Israë l, toutes les puissances arabes, ses voisins, ont proclamé la guerre sainte et juré sa destruction. Si le sort des armes n’en avait pas décidé autrement, si les Israéliens avaient succombé sous le nombre et le poids de leurs ennemis coalisés, il n’y aurait jamais eu d’Etat d’Israë l.

Après un demi-siècle écoulé et tant de campagnes victorieuses, les Israéliens demeurent convaincus en majorité que les peuples arabes autour d’eux veulent en définitive l’anéantissement de l’Etat d’Israë l. Sentiment absurde, disent les esprits raisonnables. Tsahal est la première armée de la région. Israë l jouit de l’appui inconditionnel des Etats-Unis, superpuissance du monde et gardien ultime de l’ordre international. Aucune menace sérieuse ne pèse donc sur l’avenir d’Israë l, hormis son impuissance àrésoudre le problème palestinien. Mais làest précisément le cÅ“ur du problème. La plupart des Israéliens sont prêts aux plus importantes concessions pour obtenir une paix réelle pour eux et leurs enfants. Mais la paix n’est acquise réellement que lorsque les adversaires ont renoncé en eux-mêmes àla volonté d’abattre l’autre. La seule paix durable, c’est celle du cÅ“ur et de l’esprit. A défaut, il n’y a que des armistices entre deux guerres.

Or cette paix-là, cette paix spirituelle sans laquelle rien ne sera acquis au Proche-Orient, nombre d’Israéliens aujourd’hui demeurent convaincus quelle est hors de leur portée. A lire les manuels d’histoire palestiniens, àécouter les discours àusage interne des leaders, àentendre les cris de haine des plus violents d’entre eux, les Israéliens ressentent que c’est bien la destruction d’lsraë l que leurs adversaires veulent. Rien ne leur paraît, àcet égard, avoir changé depuis l’époque où les chefs des Etats arabes s’unissaient pour envahir et détruire le minuscule Etat qui venait de naître. A ce sentiment-là, chaque attentat terroriste donne une intensité nouvelle. La mort des victimes, au-delàde la souffrance des parents, résonne dans tout Israë l comme le glas de l’espérance de paix. Elle fait renaître cette angoisse existentielle qui n’a jamais cessé depuis la naissance d’Israë l, enfant des pogromes et de la Shoah. A quoi bon rendre les territoires, abandonner les colonies de peuplement, reconnaître àJérusalem-Est le statut de capitale de l’Etat palestinien, indemniser les réfugiés palestiniens, àquoi bon tant de concessions et de renoncements si l’on n’atteint pas le but : la paix, la vraie paix, celle des âmes. Le recours àla force qui assure le statu quo permet au moins de rassurer pour un moment les esprits. Jusqu’au prochain attentat, jusqu’au prochain mort. La douleur renaît alors, et la colère, et la fureur. Et la riposte vient qui sème àson tour la mort de l’autre côté, en attendant la prochaine bombe de kamikaze qui lui fera écho.

Devant pareil désastre, les hommes de paix s’interrogent sur les moyens de mettre un terme àcette violence toujours sanglante, toujours stérile. Mais tous les efforts demeureront vains s’ils ne prennent pas en compte cette donnée psychologique essentielle : le sentiment angoissé des Israéliens qu’en définitive, pour leurs ennemis, tout accord n’est qu’une étape vers la réalisation de leur objectif ultime : la destruction d’Israë l. Sans doute il incombe aux Israéliens de mettre un terme, sans différer, aux souffrances et aux humiliations subies par les Palestiniens. Mais il appartient àceux-ci et àleurs alliés de mesurer enfin que, aussi longtemps que demeurera vivant au cÅ“ur des Israéliens la conviction que leurs adversaires veulent la mort de l’Etat hébreu, rien ne sera possible.

Au moment décisif, l’homme d’Etat sait que c’est àl’imagination et au cÅ“ur qu’il faut s’adresser pour donner àl’histoire un cours nouveau. Le génie de Sadate fut de l’avoir un jour compris. Son exemple, hélas, paraît aujourd’hui oublié.

Robert Badinter est sénateur (PS) des Hauts-de-Seine.