Historien et professeur à l’université de Tel-Aviv, l’ex-ministre des Affaires étrangères Shlomo Ben-Ami a piloté la délégation israélienne aux sommets de Camp David et de Taba, en 2000. Auteur de Quel avenir pour Israë l ? (Pluriel-Hachette), il prépare actuellement deux autres ouvrages sur ce sujet, l’un en hébreu (La Fin du "processus de paix, Yedioth Aharonoth), l’autre en anglais (titre probable : Scals of war, wounds of peace, Oxford University Press-Widenfeld and Nicholson). Il analyse pour Le Figaro les chances d’aboutir de l’accord non officiel signé le 1er décembre à Genève.
Le Figaro : Vous ne rejetez pas l’esprit de l’initiative de Genève, mais on ne vous sent pas enthousiaste. Pourquoi ?
Shlomo Ben-Ami :Je pense qu’il est toujours bénéfique que les Israéliens et les Palestiniens se parlent. Il est très positif que la société civile israélienne se charge à nouveau d’exercer une pression sur Ariel Sharon et les membres de son gouvernement.En ce sens,l’initiative de Genève et celle de Sari Nusseibeh et d’Ami Ayalon reflètent une remobilisation de la société civile. Concernant le document de Genève, je souscris à toute la partie qui se réfère à l’engagement de la communauté internationale : c’est ce pour quoi je milite depuis trois ans.En l’état actuel des choses,les Israéliens et les Palestini-ens ne pourront pas arriver par eux-mêmes à un accord. Je salue aussi ceux des négociateurs de Genève qui, tel Avraham Burg, avaient affirmé en 2000 que j’avais fait trop de concessions !
Le Figaro : Vous avez écrit récemment : « Il faut sauver les Palestiniens et les Israéliens d’eux-mêmes »...
Shlomo Ben-Ami : Oui, et c’est la raison pour laquelle j’ai réclamé une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU qui assume la feuille de route et les « paramètres de Clinton » (1) comme une plate-forme inévitable pour une paix future. Nous avons besoin d’un mécanisme international solide pour assister la mise en application d’un accord, quel qu’il soit. Mais si l’on passe à la discussion technique de l’initiative de Genève, j’ai de fortes objections. L’ancien président démocrate aurait d’ailleurs récemment apporté son soutien à l’initiative de Genève... Si c’est vrai, Bill Clinton va bien au-delà de ce que prescrivent les paramètres que j’ai négociés avec lui en décembre 2000 ! Et il montre par là même qu’il doute de son propre plan. En fait, en assumant le plan de Genève, Clinton semble insinuer qu’il a eu tort en 2000 et que c’est Arafat qui avait raison.
Le Figaro : Pourquoi, en soutenant Genève, Bill Clinton laisse-t-il entendre qu’il aurait eu tort ?
Shlomo Ben-Ami : Pour une raison très simple : par de nombreux aspects, le plan de Genève va bien au-delà des paramètres de Clinton, par exemple sur le dossier des réfugiés ou sur celui des frontières : il va même si loin qu’il se noie dans les détails. Je préférerais que la société israélienne se mobilise autour d’une déclaration de principes plutôt qu’autour d’un accord de paix virtuel fourmillant de détails !
Le Figaro : Pourquoi ?
Shlomo Ben-Ami : Si vous cherchez à obtenir un consensus sur un accord minutieux, vous allez inévitablement créer des divisions, y compris dans votre propre camp : il y aura toujours des points précis de l’accord qui ne conviendront pas à certains. Trop exhaustif, le document Beilin-Rabbo n’a pas la gauche travailliste derrière lui, autrement dit pas de plate-forme politique solide.
Le Figaro : Genève sera-t-il sans lendemain ?
Shlomo Ben-Ami:Le problème, pour les artisans de l’initiative de Genève, c’est que l’appui du Parti travailliste reste la voie d’accès principale pour toute option de centre gauche en Israë l. Le Parti travailliste n’a pas avalisé le document de Genève et,à mon avis,il ne l’avalisera pas. Ainsi, l’initiative de Genève ne fera sans doute pas l’unanimité au sein du camp -le centre gauche israélien-qui a vocation à devenir la plate-forme politique capable d’incarner l’effort vers un accord de paix. Je suis bien plus favorable à l’initative de Sari Nusseibeh et d’Ami Ayalon qui avancent deux principes aisément compréhen-sibles : le retour des Israéliens aux frontières de 1967, et le renoncement des Palestiniens au « droit au retour ». Le document de Genève reprend bien cette première exigence mais, concernant la seconde, il n’exprime pas le rejet sans équivoque du « droit au retour ».
Le Figaro : D’autres faiblesses encore ?
Shlomo Ben-Ami : Lisez le document des « Accords de Genève » à la lumière des paramètres de Clinton ! Vous vous rendrez compte qu’on cherche, dans le plan de Genève, à se rapprocher de la position des Palestiniens sur tous les points qui leur déplaisaient dans les paramètres de Clinton !C’est donc par un étrange quiproquo qu’on continue, à tout bout de champ, à se réclamer de l’ancien pré-sident américain. Le centre gauche israélien a de quoi rester dubitatif quand il voit la délégation israélienne à Genève surenchérir dans les concessions, alors que la partie palestinienne n’a fait entre-temps que tourner encore plus à son avantage les paramètres de Clinton. Souvenons-nous pourtant : excédé par son refus des paramètres,l’ancien ambassadeur d’Arabie saoudite aux États-Unis a déclaré un jour à Arafat :« This is a crime. »Alors pourquoi,aujourd’hui, aller encore plus loin,puisqu’Arafat a déjà rejeté les paramètres de Clinton ? Genève corrobore la tendance d’Arafat à prendre toute plate-forme de paix pour un tremplin vers une négociation permanente conduisant à de nouvelles concessions israéliennes.
Enfin, il y a un problème d’asymétrie : en Israë l, le document de Genève va être la base d’une action politique et sociale. Je ne suis pas sà »r en revanche qu’il puisse le devenir aussi du côté palestinien.
Le Figaro : Que proposez-vous ?
Shlomo Ben-Ami : De revenir aux paramètres de Clinton.Ils ne sont pas la lubie passagère d’un président sur le déclin. Ils ont marqué le point d’équilibre entre les positions israélienne et palestinienne, à la fin du mandat de Bill Clinton. Ils bénéficient d’une légitimité internationale et pourraient encore constituer la base d’un accord entre Israéliens et Palestiniens.
La « feuille de route » (road map) manque de clarté en ce qui concerne le plan de paix qu’il faudra mettre en application. Il faut compléter la « feuille de route » par les paramètres de Clinton.Jamais le Conseil de sécurité des Nations unies ne fera d’une initiative diplomatique en « freelance » une résolution de l’ONU. Par contre, il peut avaliser les paramètres de Clinton.
Le Figaro : Est-ce l’effet du plan de Genève ? Ariel Sharon semble désireux de faire un peu bouger les lignes...
Shlomo Ben-Ami : Je ne suis pas un ami politique d’Ariel Sharon... Je ne me reconnais pas non plus dans la plate-forme politique en faveur d’une séparation unilatérale sans engagement de la communauté internationale. Mais enfin... Si, dans un avenir proche, le premier ministre en exercice décide de démanteler quelques implantations, il faudra le soutenir dans cette immense contribution à la paix. Ce sera la première fois qu’un gouvernement israélien supprimera une colonie. Et cela aura bien plus de poids que toute initiative répertoriée jusqu’ici : ce sera un vrai tremblement de terre, qui marquera une nouvelle réalité dans le processus de paix !
Le Figaro : Un Likoud « gaulliste » peut-il exister ?
Shlomo Ben-Ami : Sincèrement, j’en doute. Sharon a créé une situation bosniaque en Cisjordanie en promouvant, après 1977 [?], le concept d’implantation. Mais s’il commence à en supprimer certaines, même symboliquement, il apportera à la paix une contribution bien plus décisive, dans le domaine des implantations, que la gauche, qui n’a jamais osé un seul démantèlement. Attendons toutefois, avant d’applaudir...
Une inclination pour la défaite politique et philosophique est inhérente à la droite israélienne[?].Déjà ,en traçant le mur de sécurité,elle admet une partie de sa défaite : au-delà du mur, la Judée et la Samarie ont vocation à ne pas faire partie d’Israë l...Si, demain, Sharon décide le démantèlement de quelques implantations, son geste aura des conséquences politiques incalculables. Et il apparaîtra que la droite avait fait une folie en projetant la construction d’implantations en Judée-Samarie et à Gaza.
(1) NDLR : Les « paramètres de Clinton » ont été définis le 23 décembre 2000, par l’ex-président américain, dans le cadre d’une rencontre organisée sur une base américaine près de Washington. Ils énonçaient succinctement les principes du compromis israélo-palestinien:partage de Jérusalem,souveraineté palestini-enne sur le mont du Temple,restitution des implantations dans la bande de Gaza et de plus de 95% de la Cisjordanie. Acceptés par le gouvernement israélien, ils n’ont pas été approuvés par Arafat.