La récente manifestation contre Hollande a été l’occasion d’illustrer le fait qu’il existe désormais un antisémitisme populaire au point de s’exprimer dans la rue. Il rassemble de façon hétéroclite différentes mouvances dont le seul trait commun est la haine des Juifs. Le slogan entendu dans les rues est cependant significatif : « Juif, la France n’est pas à toi »... Ce qui fait sens justement, c’est l’équation entre le signifiant « Juif » et celui de la « France » : l’enjeu avec les Juifs, c’est la France, comme si ils constituait le révélateur symbolique de l’état de « France ». Cela montre bien que l’antisémitisme ne relève pas uniquement de l’opinion mais germe de la structure même de la situation. Ce qui en accentue la gravité.
Au même moment se déroulait le premier colloque international de l’Université populaire du judaïsme qui posait la seule question pertinente : « l’Union Européenne et les nouvelles formes de la question juive ». La « question juive » est de retour, en effet. Seuls s’étonnent de l’aggravation de la situation ceux qui n’ont jamais voulu prendre connaissance des analyses de ces quatorze dernières années. Elles témoignent d’une redéfinition des formes classiques de la haine des Juifs, adressée cette fois ci non pas à une communauté religieuse, à une origine ethnique mais à un Etat-nation, Israë l. Et cette hostilité n’est pas uniquement le fait d’une passion morbide mais elle s’inscrit dans la « rationalité » d’une situation dans laquelle se produit un affaiblissement des Etats nations sous l’effet de l’unification européenne, créant une situation propice à une crise identitaire et sociale, d’autant que ce processus se produit conjointement à une immigration massive et au déclin démographique européen. C’est ce que montra bien l’intervention de la démographe Michèle Tribalat en commentant les prévisions d’avenir de l’Union Européenne. Elles entérinent ce déclin et affirment la nécessité de favoriser encore plus cette immigration pour compenser la démographie défaillante, tout en assortissant ce projet de directives politiques et culturelles programmant la marginalisation des peuples européens , de leur identité culturelle au profit des « nouveaux venus ».
La question juive se pose dans l’ordre symbolique (la question de la shehita et de la circoncision). Le grand rabbin de Metz, Bruno Fiszon, l’analyse en remarquant combien l’argumentaire, en apparence « moral », contre les pratiques juives est idéologique et sans fondement. Elle se pose dans l’ordre de la société et de la sécurité avec l’hostilité ambiante envers les Juifs et une politique brutale (comme on sait l’être dans une puissance qui se croit incarner les droits de l’Homme) avec Israë l. Manfred Gerstenfeld, autre contributeur au colloque, constate l’entassement de stéréotypes archaïques (49 % des Polonais pensent que les Juifs ont réellement tué Jésus, et encore 14 % en France), et souligne que 150 millions d’Européens pensent que les Israéliens pratiquent le génocide des Palestiniens. Selon Jean Pierre Bensimon un seul terme définit la politique de l’Union envers Israë l : le déni de la souveraineté de l’Etat d’Israë l. Cette dimension s’inscrit bien sà »r dans la réalité internationale, notamment l’alliance de l’Union avec le monde arabe dès sa fondation dans les années 1970, avec la naissance d’Eurabia qu’analyse de façon unique Bat Ye’or. De là vient la confluence entre l’antisémitisme d’extrême gauche et l’islamisme qu’analyse Robert Wistrich. Le nouvel antisémitisme a ainsi un caractère national et international, ce qui est le propre de la mondialisation finalement. Cependant, à mon sens, cette nouvelle haine a aussi une base sui generis en Europe. Elle s’inscrit dans la constitution d’un nouveau sacré duquel l’Union tire sa légitimité et qui a à voir avec son rapport avec la Shoah qui valorise la victime humaine et la compassion à son égard dans l’occultation de la condition juive de telle sorte que la mémoire de la Shoah se voit couramment retournée contre Israë l et les communautés juives. au profit d’un tiers supposé persécuté par Israë l : le Palestinien. Le parallèle que le philosophe Pierre Manent a fait entre le nouvel antisémitisme et la renonciation formelle de l’Union Européenne à son identité « judéo-chrétienne » explique comment joue le signifiant « islam » en défaveur des Juifs et... des Européens, dans la configuration idéologico-politique actuelle.
Cette situation explique les chiffres impressionants des sondages européens : 46% des Juifs français projettent leur départ de France et parmi eux une part importante de la jeune génération. Si l’on couple celà avec au fait que 38 % des Français rêvent de vivre dans un autre pays, nous retouvons l’indice que ce profond malaise s’inscrit dans un bouleversement du paysage politique dans lequel les Français ne trouvent plus leurs repaires et d’abord les Juifs qui, si l’Europe progresse, risquent de passer de la condition de citoyen individuel à celle de minorité religieuse tolérée (dans le cas probable où la circoncision serait autorisée à titre de « privilège »).
* Paru dans ActuJ du 6 février 2014.