La polémique suscitée par la participation au Forum social européen de Tariq Ramadan, auteur d’un texte pour le moins équivoque sur les supposés « intellectuels juifs orientés par un souci communautaire » pose au moins une question : peut-on, comme le font encore certains à gauche, en particulier dans la gauche « critique », se revendiquer de l’antisionisme ?
Car l’antisionisme pose décidément problème, si du moins on accepte de reconnaître le « droit à l’existence » de l’Etat d’Israë l. Comment peut-on, en effet, reconnaître ce droit et simultanément condamner ce qui est au fondement de la genèse d’Israë l, en l’occurrence le sionisme ? « Je te reconnais le droit à l’existence mais dénie toute légitimité à ce qui te fonde. » Telle est en substance ce que soutient l’antisionisme. On conçoit, en retour, la réaction de ceux qui assimilent l’antisionisme à de l’antisémitisme : quel autre Etat, quel autre peuple, reçoit un tel traitement spécifique ? D’où ce dialogue de sourd ou plutôt cette spi rale délétère entre une gauche qui croit devoir être antisioniste pour appuyer son combat en faveur des droits des Palestiniens à un Etat, et ceux qui voient dans cet antisionisme un antisémitisme latent qui légitime, en retour, l’indulgence sur les crimes du gouvernement israélien. Le basculement d’une bonne partie de la communauté juive - mais convient-il de parler de « communauté » ? - vers la droite en France, ces vingt dernières années, ne trouve-t-il pas une de ses racines dans ce qu’elle perçoit finalement comme un déni d’existence ?
L’ancrage antisioniste d’une partie de la gauche renvoie à une incompréhension de la nature contradictoire du sionisme. La tragédie qui se poursuit aujourd’hui en Palestine était pourtant contenue dans son mot d’ordre fondateur : « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Sur cette terre où s’est créé, et non par hasard à cet endroit, le « foyer national juif », vivait un autre peuple : le peuple palestinien, dont l’identité, comme souvent à travers l’histoire, s’est largement construite en opposition à l’oppression subie alors et depuis. Le sionisme toutefois est aussi et indissociablement un mouvement de libération nationale, qui puise au moins à deux sources. Les pogroms et la Shoah d’abord. Et il n’y a pas symétrie entre la Shoah et la Nakba (catastrophe) qu’ont vécue les Palestiniens en 1948. On peut arguer que les Arabes n’étant pas responsables du génocide nazi, ils n’avaient pas à en payer les « pots cassés ». Argument largement diffusé dans le monde arabo-musulman où se mêle la méconnaissance de ce qu’a été la Shoah (y compris pendant longtemps chez les juifs arabes eux-mêmes) et le ressentiment renouvelé à l’égard des puissances occidentales. Ressentiment tout aussi légitime (quelle violence que ce télescopage du soutien américain à Sharon et de la guerre en Irak) qu’aveuglant, en particulier lorsqu’il masque les crimes des gouvernements arabes contre leurs propres peuples et contre les Palestiniens eux-mêmes. Argument irrecevable cependant si on accepte de considérer, comme nous y invite Primo Lévi, qu’« un homme est un homme », et que toute souffrance, toute injustice faite à l’humanité doit concerner chaque homme sous peine de renoncer à son humanité. Or la Shoah a bien une dimension singulière de ce point de vue, d’autant plus universelle qu’irréductible : l’extermination planifiée et systématique d’un peuple parce qu’il est né. Ce que n’a jamais été le sionisme à l’égard des Palestiniens.
Mais le sionisme puise aussi à autre chose : la volonté de construire un Etat démocratique, un espace qui permette au peuple juif d’exercer son pouvoir, de maîtriser sa destinée. L’ancrage socialiste du sionisme n’a rien d’anodin. Qu’est-ce donc que le socialisme sinon le projet de réaliser le programme démocratique, républicain, visant à donner le pouvoir au peuple ? Le sionisme est contemporain des mouvements d’émancipation et de décolonisation, ce n’est pas non plus anodin. La création de l’Etat d’Israë l pose au demeurant une question plus générale : à l’âge démocratique, peut-on concevoir un peuple sans un Etat démocratique qui lui permette d’exercer son pouvoir ?
On est ainsi renvoyé à ce qu’il faut bien nommer un trou noir de la pensée d’une large partie de la gauche : son incapacité à penser de façon progressiste la question nationale. Pour cette gauche, la nation est nécessairement synonyme de dérive nationaliste. Preuve saisissante qu’on est souvent prisonnier du schéma intellectuel de ceux qu’on combat, cette gauche retient exactement la même conception de la nation que les nationalistes. Et puisqu’elle combat légitimement ceux-ci, elle en vient à rejeter celle-là . La nation est devenue son spectre. Avec une autre contradiction, qui consiste à soutenir les mouvements de libération nationale (dont celui des Palestiniens) tout en pensant que la nation, une fois libérée, ne peut qu’être un objet réactionnaire.
La nation, tout comme l’Etat, est pourtant une construction politique. Il y a bien une conception essentiellement culturaliste, communautariste et finalement ethniciste de la nation qui la réfère aux origines, avec à son terme logique le développement séparé, l’apartheid. Vision à laquelle s’oppose une conception citoyenne qui réfère la nation à l’exercice en commun de droits et de devoirs de citoyens par-delà les origines. La nation est alors conçue comme une « communauté de responsabilité » et non d’origine. Les nations citoyennes ne « tombent pas du ciel » cependant. Cette précision est d’importance. Elles sont nécessairement inscrites dans des territoires, des espaces forgés par l’histoire. Le pouvoir du peuple, pour s’exercer, suppose un certain langage commun, pour ne pas dire une langue commune (comment sinon délibérer démocratiquement ?). La renaissance de l’hébreu comme langue vivante d’Israë l en est un exemple frappant. Il y a donc une dialectique entre les deux conceptions de la nation, entre la visée (la citoyenneté par-delà les origines) et la prise en compte de l’héritage culturel sans laquelle elle ne peut se déployer. Dialectique qui livre justement une boussole pour sortir du conflit au Proche-Orient. Oui, l’Etat d’Israë l doit être reconnu comme Etat juif, un Etat dont l’identité est marquée par sa constitution en tant que foyer national du peuple juif, peuple dont l’identité, a fortiori depuis la Shoah, ne se réduit pas au judaïsme. Ceci exclut de soutenir le « droit au retour » des Palestiniens dans les frontières d’Israë l (on ne parle pas d’éventuelles compensations symboliques et financières et du « droit au retour » dans l’Etat palestinien à construire), tant il est clair qu’il revient, ne serait-ce que pour des raisons démographiques, à ne pas reconnaître le droit à l’existence d’Israë l.
Seule cette reconnaissance sans équivoque autorise pourtant à lutter pour que cet Etat juif - et non des seuls juifs - soit, comme devrait l’être tout Etat, un Etat laïc, afin d’offrir à la myriade de populations qui le compose (à l’instar de la plupart des Etats) un authentique statut d’égalité, y compris pour les non-juifs qui y vivent qu’il s’agisse des Arabes musulmans ou des Russes. Oui, un Etat palestinien doit être créé, et on doit combattre pour qu’il soit, lui aussi, laïc et démocratique. Oui, Jérusalem doit accueillir la capitale de l’un et l’autre de ces deux Etats pleinement souverains. Faut-il y voir les prémisses d’un Etat binational ? Avancé par certains, ce projet ne cesse de surprendre. Le sang et les larmes accumulés de part et d’autre le rendent impraticable. Et si l’Etat palestinien à naître désire fusionner, ce qui reste à voir, avec un autre Etat, pourquoi évoquer Israë l et non, par exemple, la Jordanie ? Bref, comment ne pas voir dans l’invocation de ce projet une façon insidieuse de revenir sur la reconnaissance de l’Etat d’Israë l ? L’antisionisme, et son rejeton pusillanime qu’est le « post-sionisme », dessert le combat qu’il croît servir. L’Etat d’Israë l a des colonies, occupe des territoires. Il y a là suffisamment grave et injustifiable pour légitimer le combat en faveur d’un Etat palestinien.