Des voix s’élèvent pour protester contre la convention passée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) avec la chaîne libanaise Al- Manar. Je comprends parfaitement que cette décision appelle une explication hors de tout esprit polémique.
Rappelons tout d’abord que le CSA s’est toujours montré particulièrement vigilant sur les questions de racisme, d’antisémitisme ou d’incitation à la haine.
Nous intervenons souvent par des sanctions ou des mises en garde, car nous avons les moyens d’agir auprès des radios et des télévisions qui diffusent en France sur les antennes classiques.
Mais comment faire quand les images « tombent du ciel », transmises directement du satellite à la parabole ? Or c’est justement par ce moyen qu’arrivent en France et en Europe des programmes de télévision venus parfois de pays en guerre ; et, comme Al-Manar, certaines de ces chaînes diffusent des programmes ouvertement racistes, antisémites et faisant l’apologie de la violence.
Face à cette situation, le CSA n’a jamais fui ses responsabilités.
Dès janvier, nous avons saisi le parquet de Paris au sujet d’un feuilleton antisémite diffusé sur la chaîne Al-Manar. Notre plainte est entre les mains du procureur de la République, et des poursuites peuvent être engagées contre la chaîne pour avoir diffusé ce programme.
En attendant, Al-Manar continuait d’envoyer ses émissions via le satellite d’Eutelsat. En dépit de nos demandes, Eutelsat a refusé de mettre fin à la diffusion d’Al- Manar et de nombreuses autres chaînes non conventionnées. Or le CSA ne dispose pas d’un ascenseur et d’une clé magiques qui lui permettent de monter sur le satellite et de couper le robinet.
Nous avons donc alerté le gouvernement sur le vide juridique devant lequel nous étions face à ces chaînes envoyant en toute illégalité, sans convention, des programmes contestables.
Le gouvernement a décidé d’introduire dans un projet de loi en discussion devant le Parlement un article permettant d’ordonner à Eutelsat d’interrompre la diffusion d’une chaîne dont les programmes porteraient atteinte à la loi et à l’ordre public.
Le CSA souhaitait - et il l’a demandé publiquement - exercer lui-même ce pouvoir d’imposer le retrait d’une telle chaîne. Si nous l’avions obtenu, nous aurions aussitôt ordonné à Eutelsat de mettre fin à la diffusion d’Al-Manar.
Mais, finalement, ce pouvoir a été confié au Conseil d’Etat par la loi de juillet 2004. Dès la promulgation de cette loi, j’ai donc saisi le Conseil d’Etat en lui demandant de mettre fin sous astreinte à la diffusion d’Al-Manar en raison du caractère raciste et antisémite de certains programmes. Au cours de l’audience, chacun a fait entendre ses arguments. Les représentants de la chaîne libanaise ont alors reconnu que la diffusion du feuilleton était une grave faute de leur part. Ils ont assuré vouloir désormais se soumettre à la loi française et ont exprimé, la veille de l’audience, leur volonté de saisir le CSA d’une demande de conventionnement. Leur engagement a été pris en compte par la juridiction, et le CSA n’a pas eu gain de cause.
En effet, le Conseil d’Etat n’a pas suivi notre demande. Au contraire, son ordonnance du 20 aoà »t laissait à Al-Manar jusqu’au 1er octobre pour déposer un dossier de demande de conventionnement. Le Conseil d’Etat considérait donc que les diffusions antérieures et illicites de la chaîne ne constituaient pas un motif suffisant pour en demander l’arrêt dès lors qu’Al Manar prenait des engagements pour l’avenir.
Le 21 septembre dernier, Al- Manar a déposé son dossier, s’engageant à respecter la loi française et à ne pas diffuser de programmes susceptibles d’inciter à la violence ou à la haine pour des raisons de religion et de nationalité. Le CSA était donc conduit, conformément à la décision du Conseil d’Etat, à procéder à l’instruction de cette demande et à se prononcer dans un délai de deux mois. Délai fixé, lui aussi, par le Conseil d’Etat.
En réponse, nous avons posé les conditions les plus draconiennes : « Ne pas porter atteinte à la dignité de la personne ; ne pas inciter à des pratiques ou comportements pénalement sanctionnés en France, respecter les sensibilités politiques, culturelles ou religieuses du public européen ; ne pas inciter à la haine, à la violence ou à la discrimination pour des raisons de race, de sexe, de religion ou de nationalité ; ne pas présenter de manière favorable des actions violentes à l’encontre de populations civiles ; ne pas diffuser de documents contraires aux stipulations de la convention de Genève sur les prisonniers de guerre ; ne pas diffuser des programmes susceptibles d’entraîner des troubles à l’ordre public ; ne pas encourager des attitudes de rejet ou de xénophobie ; respecter une présentation honnête des questions conflictuelles. »
Ce sont là les termes exacts de la convention. Texte le plus rigoureux jamais imposé à une chaîne de télévision. Al-Manar a accepté de se soumettre à ces dispositions.
De plus, le CSA a limité la convention à une durée d’un an, alors que la durée des conventions est toujours de cinq ans, c’est-à -dire que, conformément à la volonté du Conseil d’Etat, Al- Manar, qui diffusait depuis quatre ans de façon sauvage des programmes inacceptables, s’inscrit maintenant dans un cadre juridiquement contraint, surveillé et limité dans le temps.
Les programmes d’Al-Manar sont suivis par des observateurs arabophones qualifiés et assermentés. Le CSA et le gouvernement ont préparé une convention prévoyant la mise à disposition du Conseil des compétences nécessaires.
Toute infraction aux engagements de la convention souscrits par Al-Manar ferait bien évidemment l’objet de procédures de sanction qui peuvent aller jusqu’à la résiliation unilatérale de la convention, ce qui mettrait consécutivement Eutelsat dans l’obligation de cesser la diffusion de la chaîne.
Ce débat autour d’Al-Manar présente au moins le mérite de mettre en évidence la difficulté de la régulation à l’échelle internationale. Car la chaîne libanaise est un arbre qui cache la forêt des autres chaînes venues de partout, mais surtout du Proche et du Moyen-Orient, et qui posent souvent les mêmes problèmes. Ainsi la chaîne iranienne arabophone Al-Alam, qui a diffusé le même feuilleton antisémite. Nous avons une nouvelle fois saisi le procureur de la République. Et maintenant, que faire ? Demander au Conseil d’Etat l’interruption du programme ? Au risque de nous retrouver dans la même situation...
Le CSA ne peut pas endiguer ce flot d’images s’il est seul et sans moyens juridiques suffisants. Neuf personnes, quelle que soit leur détermination et celle des services administratifs du Conseil, ne peuvent pas retenir l’avalanche planétaire des télévisions venues de pays belligérants si les Etats, l’Union européenne et les organisations internationales s’en désintéressent. Il serait injuste et illusoire de demander au seul CSA français de contenir la guerre des images qui fait rage dans le monde.
Dans aucun autre pays où ces programmes sont également diffusés, en Europe ou aux Etats-Unis, les autorités publiques ne sont intervenues. Nous sommes les seuls à tenter quelque chose et sans avoir véritablement les moyens de droit efficaces à notre disposition.
Je souhaite vivement que le président de la République, le gouvernement et le Parlement se saisissent de cette question et adaptent la loi afin qu’elle permette de relever les défis d’une télévision mondialisée. Sans une législation explicite, claire et efficace, nous ne pouvons rien faire.
Le premier ministre et moi-même sommes convenus de la nécessité d’une rencontre urgente afin d’envisager les moyens juridiques à mettre en Å“uvre. Non seulement en France, mais aussi en Europe, car c’est bien toute l’UE qui est concernée dès lors que le conventionnement d’une chaîne par un Etat membre vaut autorisation de diffusion dans tous les pays de l’Union. Sur cette question, nous devons mieux coordonner notre action avec l’ensemble des pays européens qui rencontrent les mêmes difficultés et mettre en place un système de décision commun. Il est donc indispensable de commencer un dialogue avec la Commission européenne. En effet, toute action dans ce domaine doit s’accompagner d’une initiative auprès de l’UE si on veut donner une portée réelle aux mesures qui doivent être prises contre la diffusion illégale de programmes dangereux.
Dominique Baudis est président du Conseil supérieur de l’audiovisuel.