« Ne faites pas de lois inutiles, elles affaiblissent les lois nécessaires. » L’avertissement est de Montesquieu : a-t-il été entendu par ceux qui soumettent à l’Assemblée nationale le projet de loi sur la laïcité ?
On a aiguisé le ressentiment de l’islam envers la France, on a exacerbé la méfiance de la France envers l’islam, on a offert une tribune à l’intégrisme, on a alimenté, à quelques semaines de consultations électorales, ces rancunes exaspérées qui ne profitent qu’aux extrêmes. Et tout cela pourquoi ?
La pudeur élémentaire, cette pudeur dont le voile est, paraît-il, l’emblème, veut certes qu’on n’exhibe pas dans les lieux publics ses convictions ni ses croyances. Mais enfin, faute de pouvoir résoudre les problèmes qui se posent vraiment, on en a créé un qui ne se posait qu’accessoirement. Pendant qu’on s’occupe, avec une charmante coquetterie sémantique, de la taille des barbes et de la couleur des bandanas, les forces qui sont à l’Å“uvre contre la République laïque peuvent dormir tranquilles.
L’Etat ne s’est pas demandé (apparemment, ce n’est pas son affaire) à qui il allait livrer les jeunes filles qui, se dérobant à la « médiation » débonnaire de leur proviseur, refuseraient d’enlever leur voile. Il n’y a, en France, qu’une école coranique sous contrat. Exclure de jeunes musulmanes de l’école publique avant d’avoir, sous le regard vigilant de la République, organisé un enseignement confessionnel musulman, c’est inverser les priorités. La laïcité à l’école n’est qu’accessoirement une règle de décence, elle est d’abord la garantie de la liberté de conscience des enfants.
Se serait-on trompé de siècle ? La différence entre la laïcité de 1905 et celle de 2004, c’est avant tout ceci : il y a cent ans, il s’agissait de dissocier ; aujourd’hui, il s’agit d’associer. 1905 était une séparation : il fallait que l’Eglise de France dépendît, non plus de Paris, mais de Rome. En 2004, en revanche, l’objectif est que l’islam de France soit gouverné, non plus d’Alger ou de Riyad, mais de Paris. Ce n’est pas en limitant la loi historique sur la laïcité à trois lignes consacrées à une précision vestimentaire qu’on atteindra un but si nécessaire et si ambitieux.
Un grand projet a été conçu : transformer l’« islam en France » en « islam de France ». Fort bien. Mais neuf imams de France sur dix ne sont pas français, six sur dix ne parlent pas le français. Veiller à ce que les ministres de tous les cultes maîtrisent la langue française, ne serait-ce pas, pour la laïcité, c’est-à -dire pour la compatibilité des religions et de la République, un enjeu autrement plus sérieux que celui du voile au collège ? Et comment sont formés ces imams, que disent-ils à leurs fidèles ? Le premier ministre déclarait le mois dernier : « On constate un durcissement des prêches dans certaines mosquées. » On légifère, donc, sur les symboles. Mais sur ce qui n’est plus de l’ordre de la représentation, mais de celui de la dure réalité, on se borne à « constater ». L’urgence, pour la laïcité en France, c’est de créer un véritable institut français de formation des imams. Sortir l’islam français de la clandestinité, le rendre libre, de la seule liberté qui vaille, celle de la responsabilité, telle est la tâche qui revient à l’Etat. De cet enjeu décisif, il n’a guère été question que par allusions depuis que notre République a délibérément couvert d’un voile les menaces qui la guettent.
Si la laïcité ne s’arrête pas aux portes de l’école, elle ne se limite pas non plus aux frontières de la religion. Le président de la République a déclaré solennellement le 28 janvier, en conseil des ministres, qu’il était indispensable que cette loi fà »t votée, parce qu’elle est le dernier rempart contre le « communautarisme ». Pour qui fréquente les lycées et les universités, il est clair pourtant que le « communautarisme », c’est-à -dire la soumission de l’intérêt général aux revendications particulières, y est moins religieux que politique.
Qu’il soit permis de dire ce que chacun sait : de nombreux jeunes Français, faute de pouvoir se consacrer à une cause qui les touche directement, importent dans leurs écoles des guerres étrangères. La paix civile n’est pas tant menacée par la kippa que par la chemise de Tsahal, par le voile que par le keffieh palestinien, qui est devenu une mode dans la jeunesse. Si la laïcité, c’est la neutralité de l’Etat, il fallait, en son nom, retenir la proposition formulée par la commission Stasi d’interdire non seulement les signes religieux, mais les signes politiques.
Le gouvernement a jugé inutile d’en tenir compte, parce qu’une circulaire Jean Zay du 1er juillet 1936 proscrit, à l’école publique, tout « insigne politique », c’est-à -dire « tout objet dont le port constitue une manifestation susceptible de provoquer une manifestation en sens contraire ».
On ne fait donc pas de loi parce qu’il existe déjà une circulaire. L’argument est déconcertant : on n’a pas invoqué, contre la loi sur le voile, la circulaire Bayrou du 20 septembre 1994 qui interdit tout signe religieux « ostentatoire ». Il faut croire que les décisions du gouvernement de Léon Blum ont une valeur juridique supérieure à celles du gouvernement d’Edouard Balladur.
Est-ce par calcul ou par désinvolture qu’on a consacré tant d’attention à un sujet si accessoire ? Il est d’autres questions qu’on ne pourra pas écarter bien longtemps. En attendant, il reste à espérer, avec l’amertume qu’inspirent les occasions manquées, que ce texte sera voté. Adoptée, cette loi ne sera une victoire pour personne. Rejetée, elle serait une défaite pour tout le monde. Elle est devenue aussi nécessaire qu’inutile.
* Paul Bernard est ancien vice-président de l’Union des étudiants juifs de France, moniteur normalien (littérature française) à l’université Paris-IV.
{{o}} ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 03.02.04