Bandeau
DESINFOS.COM
Slogan du site

Depuis Septembre 2000, DESINFOS.com est libre d’accès et gratuit
pour vous donner une véritable information indépendante sur Israêl

Le lien inextricable entre antisémitisme et anti-américanisme
Natan Sharansky, Ministre israélien des Affaires de la Diaspora
Article mis en ligne le 1er février 2004
dernière modification le 17 juillet 2005

(Paru dans le « Wall Street Journal » le 18 novembre 2003)
Traduit de l’anglais par Simon Pilczer (Primo Europe)
Aucune haine n’a d’histoire aussi riche et létale que l’antisémitisme. "

La plus ancienne haine " comme l’historien Robert Wistrich l’a surnommée. Au cours de millénaires, l’antisémitisme a infecté une multitude de peuples, de religions et de civilisations, au cours desquels une multitude d’horreurs furent infligées aux victimes juives. Mais alors qu’il n’y a aucune discussion sur l’impressionnante ampleur du phénomène, il y a de façon surprenante peu de consensus sur sa ou ses cause(s). En effet, trouver une seule cause semblerait une tache trop difficile - l’incidence de l’antisémitisme est trop fréquente, l’étendue de temps trop large, les lieux trop nombreux, les circonstances trop variées.

Il n’est pas douteux que c’est pourquoi certains universitaires en sont venus àconsidérer chaque éruption comme essentiellement unique, niant qu’une ligne droite puisse être tracée de l’antisémitisme du monde antique àcelui d’aujourd’hui. Qu’il s’agisse de l’attaque contre les juifs d’Alexandrie en l’an 38 ou celles qui survinrent 200 ans plus tôt dans l’ancienne Jérusalem, que ce soit l’affaire Dreyfus des années 1890 en France ou de la « nuit de cristal » àla fin des années 1930 en Allemagne - chaque évènement est considéré comme le résultat d’un mélange de forces politiques, sociales, économiques, culturelles et religieuses qui excluent la possibilité d’une cause récurrente ou plus profonde. Une version moins extrême de cette même approche identifie certains modèles d’antisémitisme, mais seulement àl’intérieur « d’ères » individuelles et distinctes. En particulier, une distinction est tracée entre la haine d’assise religieuse du Moyen Age, et la haine d’assise raciale de l’ère moderne.

La responsabilité des vagues qui ont englobé l’Europe depuis l’époque de Constantin jusqu’àl’aube du siècle des lumières repose largement àla base de l’église et de ses ramifications, alors que les convulsions survenues au cours des trois siècles suivant sont considérées comme le dérivé de la montée d’un nationalisme virulent. Evidemment, séparer des évènements ou des ères possède ses avantages, permettant aux chercheurs de se concentrer plus intensivement sur des circonstances spécifiques et d’examiner les éruptions individuelles du commencement àla fin. Mais ce que ces explications peuvent gagner en puissance explicative locale, elles le sacrifient en compréhensibilité. De plus, si chaque évènement ou ère d’antisémitisme est largement différente d’une autre, comment expliquer la férocité cumulative du phénomène ? En réponse àcette question, certains universitaires ont tenté d’offrir des explications historiques diachroniques de plus grande ampleur. Les deux les mieux connues sont peut-être la théorie du « bouc émissaire », selon laquelle les tensions dans une société sont régulées et évacuées en mettant la faute sur un groupe plus faible, souvent les Juifs, pour ce qui perturbe la majorité, et la théorie de la « diabolisation », selon laquelle les Juifs ont été projetés dans le rôle de « l’autre » suivant un besoin apparemment perpétuel de ceux qui sont religieusement, éthiquement, ou racialement différents.

Clairement, selon cette approche sociologique, l’antisémitisme émerge en tant que phénomène juif nominalement seulement. Ou plutôt, il n’est que la variante d’une famille de haines qui comprennent le racisme et la xénophobie. Ainsi, la violence spécifiquement antijuive en Russie au tournant du 20ème siècle a autant en commun que le nettoyage ethnique en Bosnie au tournant du 21ème siècle comme il en a avec le massacre des Juifs en Ukraine au milieu des années 1600. Prise dans sa conclusion logique, cette théorie conduirait àredéfinir l’Holocauste - et selon certains universitaires, elle a redéfini l’Holocauste - comme un acte de racisme le plus destructeur plutôt que comme la campagne la plus meurtrière jamais dirigée contre les Juifs. Réagissant àces tendances universalistes il y a un demi-siècle, Hannah Arendt a cité un fragment de dialogue d’une « plaisanterie qui était racontée après la première guerre mondiale » : Un antisémite déclarait que les Juifs avaient provoqué la guerre. ; la réponse fut : oui, les Juifs et les cyclistes. Pourquoi les cyclistes, demanda le premier ? Pourquoi les Juifs, demanda l’autre ? George Orwell offrit une observation semblable en 1944 : « Aussi vraie que la théorie du bouc émissaire puisse s’avérer en termes généraux, elle n’explique pas pourquoi les Juifs plutôt que quelque autre groupe minoritaire soient choisis, pas plus qu’elle n’explique dans quel but ils sont désignés comme bouc émissaires ». Quelles que soient les insuffisances de ces approches, je doit reconnaître que mon propre passé de théoricien n’est pas meilleur.

Il y a trois décennies, en tant que jeune dissident en Union soviétique, je réunissais des rapports secrets sur l’antisémitisme pour les journalistes étrangers et les diplomates occidentaux. A cette époque, je croyais fermement que la cause de la « maladie » était le totalitarisme, et que la démocratie était le moyen de la guérir. Quand le régime soviétique en viendrait àêtre remplacé par la règle démocratique, je pensais que l’antisémitisme allait s’atrophier. Dans la lutte pour cet objectif, le monde libre, qui àla suite l’Holocauste était apparu s’être vacciné contre une récidive de la haine meurtrière antijuive, était notre allié naturel, l’entité politique ayant àla fois les moyens et la volonté de combattre le grand démon. Aujourd’hui, j’en sais plus. Cette année, après la publication d’un rapport d’un forum du gouvernement israélien en charge d’aborder la question de l’antisémitisme, j’ai invité dans mon bureau les ambassadeurs de deux pays qui ont dépassé tous les autres dans la fréquence et l’intensité des attaques antijuives àl’intérieur de leur territoire. Ces émissaires étaient ceux de France et de Belgique - deux démocraties matures au c ?ur de l’Europe occidentale. Ce fut dans ces bastions ostensibles des lumières et de la tolérance que les cimetières juifs furent profanés, des enfants agressés, et des synagogues brà»lées.

Certainement, l’antisémitisme aujourd’hui envahissant en Europe occidentale est très différent de l’antisémitisme que j’ai rencontré il y a une génération en Union soviétique. Dans ce dernier cas, il était alimenté par une discrimination systématique du gouvernement envers les Juifs. Dans le premier cas, le gouvernement s’y est amplement opposé et l’a condamné (bien qu’avec beaucoup moins de vigilance qu’il n’aurait fallu). Mais cela ne fait que rendre l’antisémitisme dans les démocraties plus troublant, brisant l’illusion - qui était loin d’être seulement la mienne - qu’un gouvernement représentatif est un antidote infaillible àla haine active des Juifs. Une autre illusion brisée est même plus pertinente dans notre recherche. Choqué par l’antisémitisme viscéral dont il fut le témoin lors du procès de Dreyfus dans la France des présumées Lumières, Théodore Herzl, le fondateur du sionisme moderne, devint convaincu que la cause primaire de l’antisémitisme était la condition anormale des Juifs. : un peuple sans son propre état.. Dans son ?uvre maîtresse, « l’Etat Juif » (1896), publiée deux ans après le procès, Herzl eut la vision de la création d’un tel état, et prédit qu’une émigration de masse de Juifs européens se produirait vers cet état et conduirait àla fin de l’antisémitisme. Bien que son traité politique apparemment utopique devînt finalement l’un des livres du 20ème siècle parmi les plus prescients, sur ce point, l’histoire n’a pas été tendre avec Herzl ; personne ne pourrait sérieusement soutenir aujourd’hui que l’antisémitisme en est venu àsa fin avec la fondation de l’état d’Israë l.

Au contraire, cette illusion làa fait un tour complet : alors qu’Herzl et la plupart des sionistes après lui croyaient que l’émergence d’un état juif mettrait fin àl’antisémitisme, un nombre croissant de personnes aujourd’hui, y compris des Juifs, sont convaincus que l’antisémitisme ne prendra fin qu’avec la disparition de l’état d’Israë l. J’ai d’abord rencontré cette idée il y a très longtemps, en Union soviétique. Dans la période précédente, pendant et après la guerre des six jours de 1967 - àune époque où moi-même et beaucoup d’autres vivaient un réveil grisant de notre identité juive - la presse soviétique était emplie d’attaques virulentes contre Israë l et le sionisme, et une vague d’antisémitisme officiel fut déchaînée pour les accompagner. Pour les rares Juifs soviétiques qui avaient fait de leur mieux pour se mêler àla vie soviétique, Israë l devint soudain un rappel discordant de leur véritable statut au sein du « paradis des travailleurs » : Piégés dans un monde où ils n’étaient ni libres de vivre ouvertement en tant que Juifs, ni d’échapper au stigmate de leur judéïté.

Pour ces Juifs, Israë l devint une part du problème, et non (comme ce l’était pour moi et les autres) une part de la solution. En exprimant ce qui était sans doute un sentiment partagé, l’un de mes parents éloignés plaisanta : « Si seulement Israë l n’existait pas, tout serait parfait ». Dans les décennies écoulées, et particulièrement au cours des trois dernières années, la notion qu’Israë l est l’une des principales causes de l’antisémitisme, si ce n’est LA principale cause, a gagné une audience de plus en plus large. Le monde, aussi bien selon nos amis et nos ennemis, hait de plus en plus les Juifs parce qu’il hait de plus en plus Israë l. C’est sà»rement ce que l’ambassadeur belge avait en tête quand il m’informa pendant sa visite que l’antisémitisme dans son pays cesserait quand les Belges n’auraient plus àvoir des images àla télévision de Juifs israéliens opprimant des Arabes palestiniens. Evidemment, l’état d’Israë l ne peut être la cause d’un phénomène qui le précède de 2000 ans. Mais pourrait-il être considéré comme la cause de l’antisémitisme contemporain ? Ce qui est certain c’est que, où que l’on regarde, l’état juif apparaît être au centre de la tempête antisémite - et nulle part bien sà»r plus qu’au Moyen-Orient. La montée d’un contenu brutalement antisémite disséminé par des médias arabes dirigés au niveau étatique est très frappante, et a été solidement documentée. Les propagandistes arabes, journalistes, et universitaires, emploient maintenant régulièrement les méthodes et le vocabulaire utilisés pour diaboliser les Juifs européens pendant des siècles - désignant les Juifs comme des assassins du Christ, les accusant d’empoisonner les non-juifs, fabricant des calomnies sanglantes, et ainsi de suite.

Dans une région où la foi chrétienne a peu d’adeptes, un antisémitisme épouvantable et véhiculé autrefois par les chrétiens peut se targuer d’une énorme postérité. Pour prendre un seul exemple : en février passé, le gouvernement égyptien, formellement en paix avec Israë l, trouva expédient de diffuser sur la chaîne dirigée par l’état une série en 41 épisodes du faux tsariste infâme sur une conspiration juive universelle pour dominer l’humanité, « les Protocoles des Sages de Sion ». Pour s’assurer du meilleur audimat, l’émission fut passée àl’antenne, àl’heure de meilleure écoute, au moment où des millions de familles cassaient le jeà»ne traditionnel du ramadan, la télévision satellite arabe a ensuite rediffusé la série àdes dizaines de millions de spectateurs de plus àtravers le Moyen-Orient. En Europe, La connexion entre Israë l et l’antisémitisme est aussi visible. Pour une chose, le timing et la nature des attaques contre les Juifs européens, qu’elles soient physiques ou verbales, ont toutes tourné autour d’Israë l, et la vague antisémite elle-même, qui a commencé peu après que les Palestiniens eurent lancé leur campagne terroriste contre l’état juif en septembre 2000, a atteint un pic (jusqu’àprésent) quand Israë l a lancé l’opération défensive « Bouclier », àla fin de mars 2002, mois au cours duquel 125 Israéliens ont été tués par des terroristes.

Bien que la plupart des agressions physiques en Europe fussent perpétrées par des Musulmans, la plupart des agressions verbales provint des élites européennes. Ainsi, le journal italien La Stampa publia-t-elle un dessin de l’enfant Jésus posé au pied d’un tank israélien, suppliant : « Ne me dites pas qu’ils veulent me tuer de nouveau ». Les fréquentes comparaisons d’Ariel Sharon avec Adolf Hitler, des Israéliens aux nazis, et des Palestiniens aux victimes juives de l’Holocauste n’étaient pas l’ ?uvre de voyous peinturlurant des graffiti sur les murs d’une synagogue, mais d’enseignants universitaires et d’éditorialistes sophistiqués. Comme le lauréat du prix Nobel de littérature, l’écrivain José Saramago le déclarait du traitement des Palestiniens par les Israéliens : « Nous pouvons comparer cela avec ce qui advint àAuschwitz ». La centralité d’Israë l dans la renaissance d’un antisémitisme plus généralisé est aussi évidente dans l’arène internationale. Près d’un an après le début de l’épisode actuel de violence palestinienne, et après que des centaines d’Israéliens eurent été assassinés dans des autobus, des discothèques et des pizzerias, une soi-disant conférence mondiale contre le racisme fut organisée sous les auspices de l’ONU àDurban, en Afrique du Sud. Elle se transforma en un cirque antisémite, l’état juif étant accusé de tous les maux, depuis le racisme et l’apartheid jusqu’au crime contre l’humanité et au génocide. Dans ce théâtre de l’absurde, les Juifs eux-mêmes furent figurés en perpétrateurs d’antisémitisme, alors qu’Israë l était dénoncé pour « pratiques sionistes contre le sémitisme » - le sémitisme, faut-il le dire, des Arabes palestiniens. Naturellement alors, en cherchant la « la cause àla racine » de l’antisémitisme, l’état juif pourrait apparaître comme le suspect numéro un. Mais Israë l, cela doit être clair, n’est pas coupable. L’état juif n’est pas davantage la cause de l’antisémitisme d’aujourd’hui que l’absence d’un état juif ne fut sa cause il y a un siècle.

Pour savoir pourquoi, nous devons d’abord évaluer que la ligne toujours trompeuse entre l’antisionisme et l’antisémitisme est devenue maintenant complètement indistincte : Israë l est effectivement devenu le Juif du monde. Depuis les mosquées du Moyen-Orient, le cri àvous figer le sang dans les veines n’est pas « Mort aux Israéliens » mais « Mort aux Juifs ». Dans les cercles plus civilisés, un éditorialiste du « London Observer » annonce fièrement qu’il ne lit pas les lettres publiées en soutien àIsraë l qui sont signées par des Juifs. (Que la commission des plaintes de la presse britannique ne trouvât rien àredire àcette déclaration, permet simplement de montrer àquel point les choses ont changé depuis qu’Orwell écrivait de la grande Bretagne en 1945 qu’ « Il n’est plus possible désormais, en effet, que l’antisémitisme puisse être respectable »). Quand la discussion dans des dîners en ville huppés en Europe roule sur le Moyen-orient, l’atmosphère, nous en avons été informés de source fiable, se teinte d’antisémitisme àl’ancienne. Pas moins révélateur ce que l’on pourrait appeler les « mécaniques » de la discussion. Pendant des siècles, un signe clair de poussée antisémite àl’ ?uvre fut l’utilisation de deux poids deux mesures : le comportement social qui passe sans commentaires chez d’autres, ou bien avec la mise en cause la plus légère devient, s’il est utilisé par des Juifs, le prétexte d’une dénonciation globale du groupe. Un tel double standard est appliqué aujourd’hui sans répit àl’état juif.

C’est l’Israë l démocratique, pas une seule des douzaines de régimes tyranniques représentés àl’assemblée générale des Nations Unies, que cet organisme isole pour le condamner dans des douzaines de résolutions chaque année. ; C’est contre Israë l - pas Cuba, la Corée du nord, la Chine, ou l’Iran - que la commission des Droits de l’Homme de l’ONU, récemment dirigée par la blanche comme neige Libye, dirige près du tiers de son courroux officiel ;c’est Israë l, dont le soi-disant mauvais comportement a provoqué la seule session conjointe jamais tenue par les signataires de la convention de Genève ; C’est Israë l, seul parmi les nations, qui a été récemment ciblé par des campagnes occidentales de désinvestissement ; C’est l’organisation israélienne du « Magen David Adom », seule parmi les services d’ambulances dans le monde, qui se voit refuser le droit d’être membre de la Croix Rouge internationale ; Ce sont les universitaires israéliens, seuls parmi les savants dans le monde, qui se voient refuser des subventions de recherche, et de publier des articles dans des revues prestigieuses. Cette liste n’en finirait pas.

L’idée qu’Israë l est devenu le Juif du monde et que l’antisionisme est un substitut de l’antisémitisme n’est sà»rement pas nouvelle. Il y a des années, Norman Podhoretz observa que l’état juif « est devenu la pierre de touche des attitudes envers le peuple juif, et que l’antisionisme est devenu la forme la plus importante de l’antisémitisme ». Et bien avant cela, Martin Luther King était encore moins équivoque : « Tu déclares, mon ami, que tu ne hais pas les juifs, tu es simplement antisioniste. Et moi je dis, puisse la vérité retentir depuis le sommet des montagnes, puisse son écho se répandre dans les vallées de la verte terre divine, que ceux qui critiquent le sionisme, ils signifient les Juifs - voilàla vérité de Dieu ». Mais si Israë l n’est rien de plus que le Juif du monde, alors on peut dire que le monde hait de plus en plus les Juifs parce le monde hait de plus en plus Israë l signifie tout autant, ou aussi peu, que de dire que le monde hait les Juifs parce que le monde hait les Juifs. Nous avons toujours besoin de savoir : pourquoi ? C’est une bonne transition pour laisser les antisémites parler eux-mêmes. Voici le raisonnement invoqué par Haman, l’infâme vice-roi de Perse dans le livre biblique d’Esther, pour convaincre son roi d’ordonner l’annihilation des Juifs (accent en italique) : «  Il existe un peuple réparti et dispersé parmi le peuple de toutes les provinces de votre royaume, et leurs lois sont différentes de celles de tous les autres peuples, et ils ne respectent pas les lois du roi, de sorte qu’il n’est d’aucun bénéfice pour le roi de les tolérer. S’il plaît au roi, permettez de prescrire par écrit leur destruction. » Ceci est àpeine la seule source antique pointant l’incorrigible séparation des Juifs, ou leur rejet des coutumes et des concepts moraux de la majorité, comme motif de l’hostilité àleur égard. Des siècles après que les valeurs hellénistiques se soient répandues àtravers et au-delàde la Méditerranée, l’historien romain Tacite déclarait ceci : « Parmi les juifs, toutes choses que nous tenons pour sacrées sont profanes, et d’un autre côté, ils considèrent comme licite ce qui nous semble immoral Ils se confrontent au reste du monde avec la haine que nous réservons àdes ennemis. Ils ne partagent pas leurs repas, ni ne se marient avec des gentils ( » goyim « ) Ils ont introduit la circoncision pour montrer qu’ils sont différents des autres C’est un crime pour eux que de tuer tout nourrisson nouveau-né. » Philostratus, écrivain grec qui vécut un siècle plus tard, offre une semblable analyse : « Car les Juifs ont longtemps été en révolte non seulement contre les Romains, mais contre l’humanité ; c’est une race qui a construit sa vie àpart et de façon inconciliable, qui ne peut partager avec le reste du genre humain les plaisirs de la table, ni se joindre àleurs libations, ni àleurs prières, ni àleurs sacrifices, ils sont séparés de nous par un plus grand fossé que celui qui nous sépare de Sura (Syrie ?) ou de Bactra dans les Indes plus lointaines. »

Les Juifs rejetaient-ils vraiment les valeurs dominantes dans le monde antique, ou cela était-il un simple fantasme de leurs ennemis ? Alors que beaucoup des allégations soulevées contre les Juifs étaient fallacieuses - ils ne sacrifiaient pas rituellement des non-juifs, comme l’écrivain grec Apion le prétendait - certaines étaient évidemment basées sur des faits réels. Les Juifs s’opposaient aux mariages mixtes. Les Juifs refusaient de sacrifier àdes dieux étrangers. Et ils considéraient avec force le meurtre d’un enfant nouveau-né comme un crime. Certains individus Juifs, beaucoup peut-être, optèrent àcette époque pour rejoindre le courant hellénistique (àla mode) ; la majorité ne le fit pas. Et de façon plus importante, les Juifs furent le seul peuple àremettre en question le système moral des Grecs. Ils n’étaient pas « un autre dans le monde antique ; ils étaient » l’autre " - Un autre, de plus, fermes dans la conviction que le judaïsme ne représentait pas seulement une autre manière de vivre, mais, en un mot, la vérité.

La tradition juive déclare qu’Abraham ne fut choisi comme patriarche de ce qui allait devenir la nation juive qu’après qu’il eà»t brisé les idoles dans la maison paternelle. Ses descendants continueraient de défier le monde païen autour d’eux, se faisant les champions de l’idée du Dieu unique, et àl’opposé des autres peuples de l’antiquité, refusant de subordonner leurs croyances àcelles de leurs conquérants. La perception (étendue et correcte) des Juifs rejetant le système de valeurs prévalant du monde antique justifie difficilement l’antisémitisme dirigé contre eux ; mais il extrait l’antisémitisme hors du domaine du fantasme, le transformant en une véritable confrontation d’idéaux et de valeurs. Avec l’arrivée du christianisme sur la scène mondiale, la même confrontation, basée une fois encore sur l’accusation de rejet juif, s’est multipliée par mille. Le refus du peuple de « l’ancienne alliance » d’accepter la nouvelle en vint àêtre défini comme une menace àla très légitime chrétienté, et comme telle requérant une réponse soutenue. Marquant les Juifs du sceau « d’assassins du Christ » et de « fils du démon », l’église lança une campagne systématique de dénigrement de la religion mère de la chrétienté et de ses adeptes. Des accusations de profanation de l’hostie, de meurtre rituel, et d’empoisonnement des puits furent accumulées au cours des siècles, créant un baril de poudre de haine toujours plus grand.

Avec le pouvoir grandissant de l’église et l’extension globale de la chrétienté, ces sentiments potentiellement explosifs furent transportés aux extrémités les plus éloignées du monde, emportant l’antisémitisme en des lieux où aucun pied juif n’avait encore foulé le sol. Selon certains penseurs chrétiens, les persécutions des Juifs sans pouvoir étaient justifiées comme une espèce de revanche divine pour le rejet de Jésus. Ce cachet céleste d’approbation a pu être invoqué àde nombreuses reprises àtravers les siècles, spécialement par ceux qui avaient essayé et échoué àconvaincre les Juifs de reconnaître la vérité supérieure de la chrétienté. Le cas le plus fameux est peut-être celui de Martin Luther : d’abord très amical avec les Juifs - quand il était jeune homme, il s’était plaint des mauvais traitements que l’église leur infligeait - Luther se transforma en l’un de leurs ennemis les plus aigres quand il réalisa que ses efforts pour les courtiser dans sa nouvelle version de la chrétienté ne porterait jamais ses fruits. Et ce modèle n’était pas uniquement pour la religion chrétienne. Mohammed, lui aussi, avait espéré attirer les communautés juives d’Arabie, et àcette fin, il incorpora d’abord des éléments du judaïsme dans sa foi nouvelle (dirigeant la prière vers Jérusalem, jeà»nant àYom Kippour, et ainsi de suite).

Quand malgré cela, les Juifs refusèrent d’accepter son code légal, Mohammed changea de cap contre eux en cherchant vengeance, les maudissant dans des termes rappelant étonnamment les premiers pères de l’église : « l’humiliation et la détresse ont été gravées sur eux, et ils ont été frappés de la colère d’Allah. C’est pourquoi ils n’ont pas cru dans la révélation d’Allah et ont retardé le prophète injustement ». Dans ces cas aussi, nous pouvons nous demander si la perception du rejet juif était exacte. Bien sà»r les Juifs n’ont pas bu le sang des enfants, n’ont pas empoisonné les puits, ni tenté de mutilé le corps du Christ, ni commis aucun des crimes sauvages dont l’église les a accusés. De plus, comme de nombreux enseignements du christianisme et de l’islam tirent leur origine de ceux des Juifs, les Juifs peuvent difficilement les renier. Mais si rejeter le monde chrétien ou musulman signifiait rejeter le credo chrétien ou islamique, alors les Juifs qui s’en tenaient àleur foi et àleur mode de vie séparé certainement les rejetaient. Cela nous mène àune différence apparente entre l’antisémitisme moderne et prémoderne. Pour beaucoup de Juifs au cours de deux millénaires, il y eut, en théorie au moins, une sortie de la persécution et de la discrimination institutionnalisées : les mondes gréco-romain, chrétien, et musulman étaient simplement trop heureux d’intégrer les convertis àleur manière de vivre.

A l’ère moderne, ce choix s’est souvent révélé illusoire. Qu’ils soient Juifs assimilés ou non assimilés, aussi bien Juifs religieux et laïcs, furent également victimes des pogroms, persécutions et du génocide. En fait, la terreur dirigée contre les Juifs assimilés de l’Europe occidentale en a conduit certains àconclure que, loin de mettre fin àl’antisémitisme, l’assimilation contribuait en vérité àsa résurgence. Qu’est qui rend compte de cela ? Dans le monde prémoderne, Juifs et Gentils étaient largement d’accord sur ce qui provoquait le rejet juif, et donc ce qui conduirait àsa rémission : c’était surtout une affaire de croyances et de concepts moraux, et la conduite sociale qui en découlait. Dans le monde moderne, bien que la question de savoir si un Juif a mangé la nourriture ou prié le seigneur de ses voisins demeurât importante, cela était moins important qu’autrefois. A la place, le Juif était considéré comme né dans une nation ou une race juive dont les valeurs collectives étaient profondément enfouies dans le vrai tissu de son être. L’assimilation, avec ou sans conversion àla foi de la majorité, pouvait réussir àmasquer le teint du fondement ; elle ne pouvait pas l’expurger. Bien que de telles considérations ne fussent pas absentes dans des périodes antérieures, la charge de la preuve que le Juif moderne devait affronter pour convaincre les autres qu’il pouvait « transcender » sa judéïté était beaucoup plus grand que celui de ses devanciers.

Malgré la laïcité et l’ouverture croissantes dans la société européenne, qui auraient dà» faciliter le passage aux partisans de l’assimilation, beaucoup de Juifs modernes trouvent plus difficile de devenir de vrais Français ou de vrais Allemands que leurs ancêtres n’auraient trouver àdevenir Grecs ou Romains ou chrétiens ou musulmans. La nouveauté de l’antisémitisme moderne est donc non pas que les Juifs étaient considérés comme les ennemis du genre humain. En effet, l’observation d’Hitler dans « Mein Kampf » que « où que j’allais, je commençais par voir des Juifs, et plus j’en voyais, plus ils devenaient distingués àmes yeux du reste de l’humanité » ne sonne pas différemment pour moi que celui dépeint par Philostratus 1700 ans avant. Non, la nouveauté de l’antisémitisme moderne est qu’il était devenu beaucoup plus difficile - et parfois impossible - pour le Juif de cesser d’être l’ennemi du genre humain. A un examen plus attentif, alors, l’antisémitisme moderne commence àapparaître très semblable àl’antisémitisme prémoderne, mais en pire. Les Juifs modernes n’auraient pas cru qu’ils rejetaient l’ordre régnant autour d’eux, mais cela ne signifie pas nécessairement que leurs ennemis étaient d’accord avec eux. En ce qui concerne les Juifs en effet, le nationalisme européen dans sa variété « par le sol et par le sang » a simplement ajouté une autre couche peut-être plus meurtrière de haine àla fondation construite sur le préjugé religieux ancien. Comme dans le monde antique, les Juifs du monde moderne, sont demeurés « l’autre » - des ’refusants’ invétérés - peu importe combien séparés, peut importe combien assimilés.

Y avait-il un fond de vérité factuelle àce changement ? Il faut exiger de pointer du doigt que où et quand il leur en fà»t donné la possibilité, la plupart des Juifs modernes se sont efforcés de devenir des citoyens modèles et ont démontré, si besoin, un talent exemplaire pour l’acculturation ; l’idée que par la vertu de leur naissance, de leur race ou de leur religion, ils étaient d’implacables ennemis de l’état ou de la nation était grotesque. De même avec d’autres libelles dirigés contre les Juifs, qui démontraient un contenu avec àpeu près autant ou aussi peu de vérité que les anciens. Les Juifs ne contrôlaient pas et ne contrôlent pas les banques. Ils ne contrôlaient pas et ne contrôlent pas les médias de communication. Ils ne contrôlaient pas et ne contrôlent pas les gouvernements. Et ilsnecomplotentpas pour s’emparer de quoi que ce soit. Ce que certains d’entre eux ont en effet réalisé, dans divers lieux et dans des circonstances spécifiques, est de démontrer - avec une ardeur et une ténacité sans doute évocatrice de leur longue expérience nationale - un attachement aux grandes causes de haute volée, y compris, parfois, la cause de leur propre peuple. Cela a produit l’effet (pas partout, bien sà»r, mais notamment dans les sociétés hautement stratifiées et/ou intolérantes) de les placer en position d’adversaires aux valeurs et idéologies dominantes, et ainsi de réveiller le dragon jamais endormi de l’antisémitisme. A cet égard, le cas de la communauté juive soviétique est particulièrement instructif. Ce qui rend le cas soviétique instructif n’est pas dans une moindre mesure le fait que l’objectif affiché du communisme était d’abolir toutes les nations, les peuples et les religions - ces grands instruments d’exclusion - sur la voie de la création d’un monde nouveau et d’un homme nouveau. Comme c’est bien connu, beaucoup de Juifs, espérant émanciper l’humanité et « normaliser » leur propre condition dans le processus, attelèrent leur destin àcette idéologie et aux mouvements associés.

Après la révolution bolchevique, ces Juifs se montrèrent parmi les serviteurs les plus dévoués du régime soviétique. Une fois encore, cependant, la perception de l’indéracinable altérité de la judéïté s’est montrée aussi létale que la réalité. Aux yeux de Staline et de ses acolytes, les Juifs, àcommencer par les communistes loyaux parmi eux, étaient toujours suspects - « immigrants idéologiques » dans la phrase énoncée. Mais l’animosité alla au-delàdes Juifs communistes. Le régime soviétique a déclaré la guerre àplus de 100 nationalités et religions sous sa botte ; des peuples entiers ont été déportés, des classes entières détruites, des millions de gens morts de faim, et des dizaines de millions tués. Chacun a souffert, pas seulement les Juifs. Mais des décennies plus tard, bien après que la répression stalinienne ait laissé la place au « dégel » sous Khroutchev, une seule langue nationale, l’hébreu, était encore bannie en Union soviétique ; un seul groupe, les Juifs, n’était pas autorisé àétablir des écoles pour ses enfants ; c’est uniquement dans le cas d’un groupe, les Juifs, que le terme « cinquième ligne », se référant àl’espace réservé àla nationalité sur les papiers d’identité d’un citoyen soviétique, est devenu un code de discrimination autorisée. Clairement alors, les Juifs étaient suspects en Union soviétique, comme ne l’était aucun autre groupe. Essayer comme ils pouvaient de se conformer, il advenait que se joindre au principal courant de l’humanité par le moyen de la grande cause socialiste àl’Est, n’était pas plus aisé que se joindre àl’état nation àl’ouest. Mais làn’est pas toute l’histoire, aussi. Faire peu de cas du reste n’est pas seulement commettre une injustice envers les Juifs soviétiques comme acteurs historiques de leurs propres droits mais manquer quelque chose d’essentiel au sujet de l’antisémitisme, ce qui, même s’il opère en accord avec ses propres définitions contournées et sa propre logique démente, procède presque toujours en référence àquelque qualité originale chez ses victimes désignées.

Comme il se trouve, bien que des Juifs furent représentés de façon disproportionnée dans les rangs des premiers bolcheviques, la majorité des Juifs russes étaient loin d’être bolcheviques, ou même sympathisants des bolcheviques. Plus important encore, des Juifs allaient aussi, àun temps donné, jouer un rôle disproportionné dans la disparition du communisme. Au milieu des années 1960, date àlaquelle leur proportion globale dans la population du pays avait énormément diminué, les Juifs soviétiques constituèrent un élément significatif de « l’opposition démocratique ». Un visiteur au Goulag, ces années làaurait aussi découvert que les Juifs étaient bien en vue parmi les dissidents politiques et ceux condamnés pour soi-disant « crimes économiques ». Et même plus révélateur, dans les années 1970, les Juifs furent les premiers àmettre au défi le régime soviétique en tant que groupe national, et àle faire publiquement, en masse, avec des dizaines de milliers exigeant de quitter ce pays totalitaire. A ce stade, alors, la déclaration des antisémites soviétiques sur les « pensées juives » et les « valeurs juives » en opposition avec les normes prévalentes, n’était pas totalement infondée. Et àce stade, l’antisémitisme soviétique participait des caractéristiques de tout antisémitisme. Cela ne rend pas son expression moins monstrueuse ; simplement, une fois encore, il appartient au domaine du fantasme.

Et ainsi, nous en arrivons àaujourd’hui, et àla haine qui prend pour cible l’état d’Israë l. Cet état - le Juif du monde - a pour cette caractéristique de mettre en cause deux ordres politique/moral séparés simultanément : l’ordre du Moyen-Orient arabe et musulman, et l’ordre qui prévaut en Europe de l’ouest. Le cas du Moyen-Orient est le plus facile àsaisir ; celui d’Europe de l’ouest peut être le plus menaçant. Les valeurs montantes dans le Moyen-Orient aujourd’hui sont conformées selon deux forces : le fondamentalisme islamique et l’autoritarisme étatique. Aux yeux du premier, aucun pouvoir souverain non musulman dans la région - et dans cette affaire, tout pouvoir laïc musulman - est anathème. Particulièrement exaspérante se trouve être la souveraineté juive dans une zone délimitée comme le « Dar al Islam », domaine où l’islam est destiné àjouir d’une dominance exclusive. Une telle violation ne peut donner lieu àun compromis ; rien ne pourra y remédier si ce n’est son extirpation.

Aux yeux des régimes arabes laïcs, les Juifs d’Israë l sont pareillement un affront, mais pas tant sur des bases théologiques que sur la base de la société qu’ils ont construite : libre, productive, démocratique, une réprimande vivante aux régimes corrompus, autocratiques qui l’entourent. En bref, l’état juif est le dernier combattant de la liberté - une incarnation des libertés subversives qui menacent la civilisation islamique ainsi que la férule autocratique arabe. C’est pour cette raison que dans les médias arabes contrôlés par l’état comme dans les mosquées, les Juifs ont été transformés en symbole de tout ce qui est menaçant dans l’Occident démocratique et matérialiste en gros, et sont désignés avec assurance comme la force insidieuse manipulant les Etats-Unis dans une confrontation avec l’Islam. La dynamique particulière de l’antisémitisme dans l’orbite du Moyen-Orient aujourd’hui peut expliquer pourquoi - àl’opposé comme nous le verrons, de l’Europe - il n’y a pas eu de chute du niveau de l’incitation àla haine antijuive dans la région après le début du processus de paix d’Oslo. Tout au contraire. Et la raison en est simple : dans la mesure où Oslo a réussi àapporter une réelle réconciliation avec Israë l, ou àétendre la liberté politique, il aurait frustré l’objectif ultime d’éradiquer le « démon » juif du c ?ur du Moyen-Orient et de préserver le pouvoir autocratique des régimes arabes.

Aussi, alors que dans les années 1990, le monde démocratique, y compris la société démocratique d’Israë l, célébrait (naïvement comme cela fut avéré) la promesse d’une nouvelle aube au Moyen-Orient, les écoles àGaza, les livres de classe àRamallah, les journaux en Egypte, et les chaînes de télévision en Arabie saoudite projetaient un tableau plus réaliste de l’état du sentiment du monde arabe. On ne devrait pas être surpris que, en Egypte, des copies piratées du « Nouveau Moyen-Orient » de Shimon Peres, livre proclamant une ère messianique de marchés libres et d’idées libres, furent imprimés avec une introduction en arabe déclarant que, ce que cette bible de construction de la paix prouvait, était la véracité de tout ce qui était écrit dans les « Protocoles des Sages de Sion » sur le complot juif de domination du monde. De même pour l’Europe de l’ouest : là, la réputation d’Israë l et des Juifs a subi des hauts et des bas au cours des décennies avant 1967, l’ombre de l’Holocauste et la perception d’Israë l comme un petit état se battant pour son existence face àl’agression arabe se combinait pour assurer, si ce n’est la faveur des classes politiques européennes, mais au moins une certaine abstention d’une critique sévère. Mais tout cela changea en 1967, quand l’état juif tronqué obtint une victoire apparemment miraculeuse contre les ennemis arabes massés au cours de la « guerre des Six Jours » et la victime d’autrefois fut transformée en une nuit en agresseur.

Une histoire possiblement apocryphe au sujet de Jean-Paul Sartre résume le glissement de l’humeur européenne. Avant la guerre, alors qu’Israë l demeurait isolé sur le plan diplomatique et que les dirigeants arabes proclamaient déjààsons de trompes sa disparition certaine, le fameux philosophe français signa une déclaration en faveur de l’état juif. Après la guerre, on prétend qu’il fit reproche àl’homme qui avait sollicité sa signature : « Mais vous m’aviez assuré qu’ils allaient perdre. » Des décennies avant que le mot « occupation » ne devînt un mot ménager, l’humeur des chancelleries européennes et de la gauche devint résolument hostile. Il y avait, c’est sà»r, des intérêts vénaux en jeu, depuis le besoin perçu de se faire bien voir par les nations productrices de pétrole du monde arabe, jusqu’àces dernières années, le besoin perçu de flatter les populations musulmanes en croissance dans l’Europe de l’ouest elle-même. Mais d’autres courants étaient aussi àl’ ?uvre, comme les sentiments anti-occidentaux, « anti-impérialistes », pacifistes et « pro-libération », soutenus et souvent subventionnés par l’URSS, prirent le pas sur la culture avancée aussi bien de l’Europe que de la diplomatie internationale. Derrière la nouvelle hostilité àIsraë l repose la nouvelle orthodoxie idéologique, catégories selon lesquelles l’état juif a émergé sur la scène mondiale comme un pouvoir certifié « colonial » et « impérialiste », « hégémonique » et « oppresseur ». Avant 1967, des résolutions antisionistes parrainées par les Arabes et leur patrons soviétiques aux Nations Unies ne recueillaient que peu ou pas de soutien parmi les démocraties. Après 1967,

De plus en plus de pays occidentaux se sont joints au ch ?ur de la sévère critique. A partir de 1974, Yasser Arafat, dont l’organisation prêchait ouvertement le terrorisme et la destruction d’un état membre de l’ONU, fut invité às’adresser àl’Assemblée Générale. L’année suivante, la même organisation adopta l’infâme résolution « le sionisme est un racisme ». En 1981, la frappe d’Israë l contre le réacteur nucléaire irakien fut condamnée par le monde entier, y compris les Etats-Unis. Puis, dans les années 1990, les choses commencèrent de changer de nouveau. Malgré le flux constant de résolutions biaisées de l’ONU, malgré le persistant « deux poids deux mesures », il y eut aussi des développements positifs. : la résolution « le Sionisme est un racisme » fut abrogée, et plus de 65 membres établirent ou renouvelèrent leurs relations diplomatiques avec Israë l. Qu’était-il arrivé ? Le pétrole arabe s’était-il asséché ? Les musulmans étaient-ils devenus une force politique moins puissante sur le continent européen ? Peu probable. Ce qui avait changé, c’était que, àMadrid puis àOslo, Israë l accepta, d’abord avec réticence puis avec un optimisme autosuggéré, de se conformer àla philosophie montante de la politique internationale. Tendant la main àune organisation terroriste encore engagée dans sa destruction, Israë l accorda l’établissement d’un régime dictatorial et répressif sur son propre seuil, soutenant son engagement dans le soi-disant processus de paix, quelque fà»t le nombre de Juifs innocents assassinés et blessés en son nom frauduleux. Les récompenses pour s’être ainsi conformé àla grille des moralisateurs du monde, quelque cosmétiques et temporaires qu’elles s’avérèrent, se déversèrent de façon prévisible non seulement sur Israë l mais sur le peuple juif globalement.

Avec certitude, les indices d’antisémitisme dans le monde entier décrurent dans les années 1990 àleur niveau le plus bas depuis l’Holocauste. Alors que les Juifs dans le monde bénéficièrent de la tolérance accrue gagnée par le Juif du monde, les organisations occidentales vouées au combat contre le fléau antisémite commencèrent prudemment àcrier victoire et àrecentrer leur efforts vers d’autres parties du programme communautaire juif. Mais bien sà»r cela n’allait pas durer. A l’été 2000, àCamp David, Ehud Barak offrit aux Palestiniens pratiquement tout ce que leur direction était supposée exiger. L’offre fut sommairement rejetée. Arafat commença son « soulèvement », Israë l entreprit de se défendre - et l’Europe cessa d’applaudir. Pour beaucoup de Juifs àcette date, cela était complètement incompréhensible : Israë l n’avait-il pas fait jusqu’au dernier pas pour la paix ? Mais c’était bien trop compréhensible. L’Europe en tenait en vérité pour la forme : c’était le Juif du monde, en refusant d’accepter de partager sa part de blâme pour le « cycle de violence » qui outrepassait la ligne. Et de même pour les Juifs du monde, qui par définition, et qu’ils soutiennent Israë l ou non, devinrent rapidement associés àl’état juif dans son effronterie. Pour les Américains, le processus que j’ai décrit peut sembler étrangement familier. Il l’est : les Américains aussi, ont eu de nombreuses opportunités de voir leur nation mise en procès par l’opinion mondiale dans les années récentes pour le crime de rejeter les valeurs de la soi-disant communauté internationale, et jamais autant que pendant la vaste hystérie qui accueillit le plan annoncé du président Bush de démanteler le régime tyrannique de Saddam Hussein. Par douzaines de pays, les protestataires se massèrent dans les rues pour hurler leur furie du refus des Etats-Unis de se conformer àce que « chacun » savait en être exigé.

A en juger par les pancartes affichées dans ces manifestations, le président Bush, dirigeant du monde libre, était un ennemi du genre humain pire que le boucher de Bagdad. Au premier coup d’ ?il, cela aussi aurait dà» être incompréhensible. Saddam Hussein était l’un des dictateurs les plus brutaux du monde, un homme qui avait gazé ses propres citoyens, envahi ses voisins, défié les résolutions du Conseil de Sécurité, et était largement crédité d’être en possession d’armes de destruction massive. Mais peu importe : Les protestations étaient moins destinées àla vertu de l’Irak qu’au vice américain, et les griefs assortis des anticapitalistes, anti-globalisation, défenseurs radicaux de l’environnement, anti-impérialistes autoproclamés, et beaucoup d’autres qui s’assemblèrent pour décrier la guerre avaient peu de choses àvoir avec les possibles inconvénients d’une opération militaire en Irak. Ils avaient plutôt àvoir avec une véritable rupture des valeurs. En ce qui concerne la rupture qui se situe entre les Etats-Unis et l’Europe - il existe un large courant d’opinion « européen » àl’intérieur des Etats-Unis aussi - cela a été fort bien diagnostiqué par Robert Kagan dans son livre àsuccès « Du paradis et du pouvoir » . Pour notre propos, il est suffisant de remarquer àquelle vitesse le débat initial « Pourquoi nous haïssent-ils ? » dans le sillage du 11 septembre, centré sur le sentiment anti-américain dans le monde musulman, en vint àêtre dépassé par le débat « Pourquoi nous haïssent-ils ? » centré sur le sentiment anti-américain de la « vieille Europe ». Généralement, ces deux haines ont semblé émaner de pulsions divergentes, dans un cas de la perception d’une menace posée par les libertés occidentales àla civilisation islamique, dans l’autre àla perception de la menace posée par la puissante Amérique, confiante en elle-même, àl’idée européenne postmoderne d’un monde régulé non par la force mais par la raison, le compromis, et l’absence de jugement.

Dans l’Europe d’aujourd’hui, professant le pacifisme, post-nationaliste, anti-hégémonique, une expression telle que « l’axe du Mal » suscite peu d’amis, et l’idée de se confronter pour de bon àl’axe du mal encore moins. Malgré les différences entre eux, cependant, l’antiaméricanisme dans le monde islamique, et l’anti-américanisme en Europe sont en fait liés, et tous les deux comportent une étrange ressemblance avec l’antisémitisme. C’est, après tout, avec quelque raison que les Etats-Unis sont rejetés et craints par les despotes et les fondamentalistes du monde islamique ainsi que par beaucoup d’Européens. Comme Israë l, mais d’une manière beaucoup plus puissante, l’Amérique incarne une idée du bien différente, non conforme, et refuse d’abandonner sa clarté morale sur l’objectif valorisant cette idée, ou sur les coutumes et institutions auxquels ils ont donné naissance. Au contraire, en entreprenant leur guerre contre le démon du terrorisme, le peuple américain a démontré sa détermination non seulement àse battre afin de préserver les bienfaits de la liberté pour lui-même et sa postérité, mais de l’apporter dans les régions du monde qui se sont montrées plus résistantes àson influence bienveillante. Dans ce sens positif aussi, Israë l et le peuple juif ont en commun quelque chose d’essentiel avec les Etats-Unis. Les Juifs, après tout, ont longtemps considéré qu’ils étaient élus pour jouer un rôle spécial dans l’histoire, pour être ce que les prophètes ont appelé « une lumière parmi les nations ».

Ce que signifie précisément cette phrase a toujours été l’objet de débats, et je serais le dernier ànier le malentendu qui en est sorti, y compris dans les meilleurs intérêts des Juifs, pour certains qui l’avaient dressé comme une bannière. Cependant, àtravers les millénaires, la vision universelle et les préceptes moraux des Juifs ont non seulement fonctionné pour assurer la survie du peuple juif lui-même, mais a aussi constitué une force puissante pour le bien dans le monde, inspirant àdes myriades le combat pour le droit même si parmi d’autres il a fait surgir de la rivalité, de l’inimitié, et un inapaisable ressentiment. De la même façon avec les Etats-Unis - une nation qui s’est longtemps considérée comme investie de la mission d’être ce que John Winthrop appela au 17ème siècle « une cité sur la colline » et Ronald Reagan au 20ème siècle l’analysa comme une « brillante cité sur la colline ».

Ce qui est signifié précisément par cette phrase est aussi matière àdébat, mais les Américains qui voient leur pays en ces termes considèrent certainement l’avancement des valeurs américaines comme central pour la détermination américaine. Et bien que les Etats-Unis soient encore une nation très jeune, il n’y a pas de doute sur le fait que ces valeurs ont aussi une immense force pour le bien dans le monde, même si elles ont valu aux Etats-Unis l’inimitié et le ressentiment de beaucoup. Dans la résolution àfaire face àl’inimitié et àla haine, une source importante de force vient de la leçon tirée de l’observation des autres. De Socrate àChurchill et Sakharov, il a existé des individus dont les voix et l’héroïsme personnel ont renforcé chez les autres la résolution de se tenir pour le bien fermement. Mais l’histoire a aussi été assez généreuse pour offrir, chez les Juifs, l’exemple d’un peuple antique enflammé par le message de la liberté humaine selon Dieu et, chez les Américains, l’exemple d’un peuple moderne qui simplement au cours du siècle passé, avec ses croyances profondes, a affronté et défait les plus grandes tyrannies jamais connues par l’humanité.

Heureusement pour l’Amérique, et heureusement pour le monde, les Etats-Unis ont été bénis par la providence du pouvoir d’atteindre ses idéaux. L’état juif, au contraire, est une toute petite île dans une mer extrêmement dangereuse, et ses citoyens ont besoin de chaque particule de force qu’ils peuvent rassembler pour les épreuves àvenir. C’est l’étonnante persévérance de son propre peuple, malgré des siècles de souffrance aux mains des religions, idéologies, peuples, et individus qui l’ont haï, et les ont exclus pour les y soumettre, qui permet de croire avec confiance que les Juifs survivront àleurs ennemis.

M. Sharansky est Ministre de Jérusalem et des Affaires de la Diaspora. Cet article est en partie extrait des idées présentées àla conférence sur l’antisémitisme tenue àParis en Mai 2003 et au Forum mondial de l’institut de l’entreprise américaine en juin. Ron Dermer a contribué àcet article, qui a été publié dans le numéro de novembre 2003 de « Commentary ».

Traduction française : Simon Pilczer - Primo Europe