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Le Dr Francesca Biagi-Chai, est psychiatre et psychanalyste,
Article mis en ligne le 27 avril 2021
dernière modification le 28 avril 2021

auteur de nombreux articles sur le crime et la folie, et d’un ouvrage sur le premier tueur en série en France, Landru, et sur les criminels qu’elle a rencontrés à l’hôpital psychiatrique Paul Guiraud de Villejuif. Vient de paraître son dernier ouvrage Traverser les murs, la folie de la psychiatrie à la psychanalyse.

Par rapport à votre expérience que pensez-vous du jugement du jeune Traoré ?

La Cour de cassation s’est prononcée en faveur d’un jugement d’irresponsabilité pénale pour cause de bouffée délirante aigüe du jeune Kobili Traoré, meurtrier de Sarah Halimi, et ceci alors que le caractère d’antisémitisme est reconnu par la Cour. Ce jugement est à mon sens paradigmatique de l’actualité de la justice en matière pénale et de la place que l’expertise y occupe, dont on attend les considérations les plus éclairantes sur la folie.

Certes, comme l’indique François Molins, procureur général, « Ne pas juger les « fous » a été un progrès majeur », mais à la condition qu’il en soit réellement ainsi. Or ce qui se produit, depuis longtemps déjà c’est l’inverse.

Il est donc remarquable que la déclaration d’irresponsabilité ici retenue, advienne dans une époque qui consacre sa quasi-totale disparition. Un mouvement est amorcé depuis longtemps déjà qui vise systématiquement ou presque en matière pénale à conclure à la responsabilité pleine et entière et au jugement. On est allé progressivement vers « une raréfaction des non-lieux », a-t-on pu lire, ces dernières années dans les meilleurs journaux. En atteste, de plus, si besoin était, la très forte densité de la population carcérale atteinte de pathologie psychiatrique. Je pourrai évoquer de nombreux cas d’infanticides dont la pathologie était évidente, ainsi que d’autres faits-divers dont j’ai rendu compte dans des publications du champ freudien. Dans ce contexte, le verdict de non-responsabilité de Kobili Traoré n’en est que plus frappant.

Jusqu’aux années 90 l’article 64 qui stipulait « il n’y a ni crime ni délit… » en cas d’irresponsabilité, effaçait tout dans le non-lieu , obligeant ainsi à trancher entre une responsabilité pleine et entière ou une irresponsabilité totale. Cela conduisait alors le plus souvent à son application, c’est-à-dire à l’irresponsabilité. Les cas pour lesquels la personnalité du criminel paraissait fragile et un jugement de responsabilité était rendu, surprenaient et ébranlaient l’opinion. Le jugement actuel de Kobili Traoré frappe d’autant plus par sa rareté même, répétons-le puisque aussi bien la France est parmi les pays qui comptent le plus grand nombre de sujets psychotiques en prison. Il y manque un discours sur la folie, or l’état de la psychiatrie est consubstantiel à la prise en charge de ces sujets fragiles dans la proximité du soin entre autres. Mais surtout, une clinique fondée sur la parole du sujet, qui permette à qui sait l’entendre de déceler l’index de certitude psychotique, hallucinatoire, impérieuse ou délirante et par conséquent, de pouvoir intervenir en amont ou possiblement les passages à l’acte comme d’ailleurs les récidives, peuvent être pévenus. La logique du sujet défiant tout profilage.

Il y a donc eu une réforme en matière pénale ? Que faut -il penser de ce changement et de ses conséquences actuelles ?

L’article 64 ne pouvait pas persister sous cette forme du « tout ou rien », d’autant plus que la clinique psychiatrique, elle aussi, évolue avec les modes de jouir de la société et les plonge dans les préjugés d’une société que le « fou » précisément révèle. C’est à Robert Badinter que l’on doit la refonte fondamentale du Code pénal à ce sujet en 1992, à travers les articles 122-1 alinéa 1 et 122-1 alinéa 2. Le premier stipule que : « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ». On le voit, ici le crime n’est pas nié et cela constitue déjà une avancée. Une instruction, une audience publique et contradictoire est devenue possible, la place de l’expert en est un des pivots essentiels. Avec l’adjonction de l’alinéa 2, un dialogue plus subtil pouvait s’amorcer entre justice et psychiatrie, car il nuance le premier en introduisant la notion d’altération possible du discernement et non pas son abolition. « La personne qui était atteinte au moment des faits d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes, demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime. » L’occasion est ici donnée à l’expert de développer une clinique subtile et nuancée, toute en finesse, susceptible d’éclairer au plus près la complexité des forces en jeu chez un sujet. Par-là, il est à même d’accompagner les avancées de la psychiatrie, essentiellement lorsqu’elles s’orientent de la psychanalyse, c’est-à-dire qui se fondent sur la logique du sujet de la parole, et non sur des signes isolés, des causes aléatoires, circonstancielles, voire réactionnelles, qui affirment et ne démontrent rien . En effet, cet alinéa permet d’éclairer ce que Lacan appelle les « vacillations de la responsabilité », ainsi que le rapport du sujet à la force qui l’a contraint. Il s’agit également de prendre en compte tous les éléments qui ont pré-existé et ont conduit au crime, car ils participent de la logique du crime permettant par-là de le réintégrer dans la vie du sujet.

Que permet alors cet alinéa 2 ? Comment se servir de la notion d’altération du discernement ?

L’alinéa 2, sans rien définir précisément, laisse néanmoins entendre que pourraient s’appliquer à un sujet, en fonction de la justification donnée par les experts, des circonstances atténuantes. Il n’est, en réalité, quasiment jamais utilisé et quand il l’est, il est avancé timidement. Il fait en réalité office de double peine quand les termes de « manipulation » et autres termes du même genre sont avancés car la crainte est grande que cet article puisse bénéficier à l’accusé – court passage à l’hôpital et retour à la maison -. Dans l’époque qui est la nôtre, celle de la responsabilité généralisée, sauf cas rarissimes : Romain Dupuy dans le meurtre des deux infirmières à Pau, tandis que sa mère essayait de le faire hospitaliser depuis un moment, et Kobili Traoré dans l’affaire Halimi. Tout au contraire, cet article pourrait ouvrir à l’étude approfondie du criminel et participer à l’établissement autant que possible d’une vérité judiciaire au plus près du réel. Une vérité qui puisse être entendue, saisie dans la société. L’article 122-1, dans le mésusage de son alinéa 2, reconduit de fait au ”tout ou rien” de l’article 64. On s ’avance ainsi vers une négation de la folie dans sa singularité, ramenée à la crise furieuse tandis que la personnalité la supplante, ouvrirant la voie aux dérives strictement punitives.

Vous craignez une dérive de ce genre ?

En effet ce que j’avance ici concernant l’article 122-1 alinéa 2 ne va pas sans la nécessité pour la psychiatrie d’abandonner le DSM (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) et de renouer avec la clinique. Nous savons depuis longtemps, que la folie ne se résume pas au « coup de folie » et qu’elle a des manifestations discrètes et précoces. On sait avec Lacan, mais aussi avec nombre d’exemples que l’Histoire nous fournis, que la folie n’est pas déficitaire, mais disjointe de l’intelligence. C’est dire qu’il est temps de prôner un changement de paradigme et de considérer qu’elle est une modalité de l’être parlant qui, comme pour chacun, peut conduire au meilleur comme au pire, mais avec cette nuance de radicalité qui lui est propre et qui la propulse sur la scène du monde. La prévalence des crimes chez les malades mentaux n’est pas plus grande que dans la population en générale, mais elle est plus visible du fait même de l’incompréhension qui s’y rattache.

Que peut-on dire à propos du meurtre de Sarah Halimi ?

En suivant ce que le législateur a prévu, on aurait souhaité entendre une réponse circonstanciée, développée, démonstrative faire suite à une instruction et à l’expertise qui aurait les caractéristiques de ce que j’appellerais reconstitution subjective expertale. En premier lieu, la bouffée délirante aurait pu y être discutée par des expertises contradictoires, par le choix de l’expert, éventuellement, oui, en fonction de théories qu’il a pu faire connaitre, charge à lui et aux autres de faire la démonstration de son expertise et de la rendre convaincante, c’est-à-dire transmissible. L’expertise est un exercice de la transmission de la psychiatrie, et participe à éclairer l’opinion publique. Car enfin la bouffée délirante toxique aiguée laisse perplexe. Elle survient chez un consommateur régulier, et agit comme pure causalité. A cela donc fait suite des discussions absurdes connaissait-il ou non les effets possibles du cannabis. Là les esprits critiques, à juste titre, se réveillent. On juge l’acte sans son auteur comme c’était le cas quand était en vigueur l’article 64. La dimension de moment psychotique aigu se conçoit. Mais aux vues de propos rapportés et non contestés, il est difficile, me semble-t-il, d’avancer la bouffée délirante aigüe. Que veut dire inaugural, si l’on ne sait rien de ce qui précède, et rien non plus des propos de Traoré Kobili qui succèdent. Bouffée délirante qui est là plaquée, rien avant, rien après, pas d’histoire pour cet homme lui-même, or s’est de crime qu’il s’agit. Qu’en est-il de son passé en prison ? Qu’est ce qui l’y avait conduit ? Quel était son état psychique à ce moment-là ? En revanche, on aimerait connaitre la conjoncture déstabilisante de ce moment aigü qui a précédé le crime, les moyens qui ont été mis en œuvre pour venir en aide au sujet ? A-t-il montré des signes avant-coureurs ? Il semble que oui. Il se sentait « marabouté », dépossédé donc, il entendait des voix : a-t-on interrogé ce point ? Il aurait menacé l’aide-soignante de sa sœur, autant de signes de décompensation qui auraient mérité d’être pris au sérieux plus tôt. Au cours d’une instruction attentivement conduite, on aurait probablement pu entrer dans les détails des heures qui ont précédé le meurtre, en particulier le moment où, après que sa propre famille et autres voisins se soient barricadés, Kobili Traoré soit parvenu à l’appartement de Sarah Halimi. Temps pendant lequel la police a été appelée dit -on. Qu’en est -il de son intervention ? Intervention dont j’ai a eu à connaitre l’efficacité dans nombreux cas de crise psychotique aigue, paroles derrière la porte, avec parfois, l’appel à l’aide des pompiers quand on pouvait craindre une défenestration. Par ailleurs que fait-on du fait que le sujet ait exprimé des regrets : « Ce que j’ai commis, c’est horrible. Je regrette ce que j’ai fait », et qui peut le rendre apte à être soumis à un jugement à en comprendre la signification, même s’il demeure perplexe quant à son acte. Un usage correct de l’alinéa 2 de l’article 122-1 du code pénal, dont on ne préjugerait pas de l’issue, est propre à approcher la vérité juridique au plus près, au plus près tout autant de la dimension de l’antisémitisme incontestable, qui cesse dès lors d’être isolée dans la prise en compte des mobiles, contradictoire, elle apparait tout autant plaquée dans le compte rendu de la Cour de cassation. C’est dans tout cela que réside le refus de savoir. La lumière pouvait être faite à travers les experts de la part du délire mystique, ou d’un délire de possession qui sépare son monde en deux selon les préjugés qu’il porte en lui, et le racisme et l’antisémitisme ambiant qui habitent notre monde. Le sujet psychotique, sans filtre, radiographie le malaise de son époque. Qu’aurait-il à en dire dans l’après- coup ? En tout cas, la question serait ouvertement posée, dépliée, à l’encontre d’une méconnaissance honteuse au sujet d’une question que l’on n’aura pas voulu soulever comme telle.

Pensez-vous qu’une nouvelle loi doive être promulguée pour les cas de pathologie psychiatrique associée à des faits racisme évident ?

Est-ce la loi qui fait le jugement où l’usage qu’on en fait ? La loi telle qu’elle est, si elle était correctement utilisée devrait permettre d’interroger tous les versants d’un crime. Mais le problème rencontré est que faire ensuite ? où va le sujet ? Peut-il encore le cas échéant aller à l’hôpital ? Cette zone demeure obscure, elle serait à repenser. On peut mesurer ici l’importance de l’expertise, des arguments avancés et l’idée qu’une société se fait de la folie. On retrouve le séparationisme qui caractérise notre société, ne voyant pas dans quelles terribles contradictions elle évolue, rêvant de fermer les hôpitaux alors qu’il y a urgence à penser des lieux de soins. Une société simpliste, pas simple, simpliste réduisant le sujet au degré zéro de la parole, tandis que les lois s’accumulent, comme les signes infinis du DSMV où s’annule tout discours, et qui fait donc le lit de la haine, du racisme et de l’antisémitisme.



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