Frantz Fanon appartenait à deux mondes : celui de la psychiatrie occidentale, souvent jugée « impérialiste » et au monde pauvre des Antilles, dans lequel il avait grandi. Par identification avec ses origines, et parce qu’il eut à servir en Algérie, il embrassa la lutte de libération nationale du FLN et déclara la guerre théorique à la colonisation.
Les bornes identificatrices du combat anticolonialiste, que Fanon allait poser, établirent le principe de la confrontation inéluctable entre les blancs et les noirs, mais surtout entre la culture occidentale et la culture non occidentale. Ces principes, lorsqu’ils furent adoptés et repris par les philosophes et les psychanalystes progressistes européens devinrent statuts et ils conditionnent toujours aujourd’hui la perception de la majorité des intellectuels, des authentiques et des superficiels, dans leur vision manichéenne des conflits nord-sud.
Nul doute et nulle surprise que ces statuts ont été les axiomes formateurs des courants révolutionnaires et trotskistes en Europe occidentale, engendrant ferveur et adhésion, au point de former une espèce de religion laïque auprès de leurs nombreux adeptes. Et parmi les barons des médias français, le nombre d’individus ayant transité par cette école est tout à fait considérable. Difficile alors de s’étonner, de ce que les émanations des axiomes qu’ils ont appris et chéris, au point de s’identifier à eux corps et âme, au point de les jeter dans l’activisme - l’attitude qui préconise l’action concrète - engendrent toujours le système d’analyse qui décide de leur action. Beaucoup de ces « ex », restant persuadés de la justesse des axiomes de leur expérience précédente, ont transformé leur activisme violent en expression littéraire ou journalistique. Dans la forme embourgeoisée dans laquelle ils exercent cet activisme, ils conçoivent souvent un sentiment de culpabilité - de ne pas avoir pu en faire plus et de ressembler aux canons de vie des impérialistes-colonialistes qu’ils s’étaient promis de combattre - qui les rend extrémistes dans leur condamnation des autres « colonialistes ». Qui découpe encore, dans leurs esprits, le monde en deux tranches inconciliables. Qui leur font préférer l’identification des situations aux axiomes qu’ils connaissent, plutôt que de procéder à une véritable analyse des états conflictuels. Qui les presse à identifier et à soutenir des leaders se réclamant de l’anticolonialisme, plutôt que de juger véritablement leur action ainsi que leurs objectifs. Culpabilité, enfin, qui les pousse à confondre entre la propagande et l’information, même si, dans leurs nouvelles « fonctions », ils ne sont présumés faire QUE de l’information.
C’est donc assez naturellement, que les « ex » regardent le conflit israélo-palestinien au travers de leurs lunettes des guerres coloniales. Naturellement aussi, ils évacuent tous les éléments factuels qui contredisent les principes qu’ils aimeraient adapter et ils encouragent leurs subordonnés à agir de la même façon. Cette manière de faire apparaît très clairement au Monde, qui, comme la Ména l’a démontré par de multiples exemples, évacue systématiquement de ses colonnes les informations concernant les assassinats inter palestiniens, tout comme l’intense problématique de l’action d’Arafat, telle qu’on peut la distinguer dans les comptes-rendus d’un journaliste palestinien de la qualité de Sami el-Soudi. C’est que ces vérité-là ne cadrent pas avec la théorie de la lutte de décolonisation ou plutôt, comme nous l’allons voir, qu’elles y sont spécifiquement mentionnées et jugées inhérentes à ce genre de conflit ; « normales », au point qu’il est inutile de les mentionner - ou juste par la bande - qu’il vaut mieux ne pas en parler, qu’on n’en parle donc pas !
C’est que, tout à une place réservée, une explication globale et infaillible, dans les rôles d’un conflit colonial, comme on peut s’en persuader, en lisant le must de Frantz Fanon, Damnés de la terre, (Paris, Éditions Maspero, 1961). Ainsi, le témoignage de Sami el-Soudi ne peut pas être crédible, puisque notre collègue, pourtant courageux et de gauche, appartient, par application théorique, à son corps défendant, à la « classe sociale intermédiaire », que caractérise Fanon. Classe faite de politiciens traîtres, d’intellectuels (el-Soudi), d’hommes d’affaires et de fonctionnaires locaux, qui, dans une situation coloniale, « aspirent à être comme leurs maîtres ». Dans cette typicité de conflits, cette classe intermédiaire « se met à ressembler de plus en plus aux colonisateurs et aux colons », à nous, les Israéliens, pour rester dans la même application de cette théorie.
Dans la presse française, on « connaît » par référence et par le « rôle qu’ils remplissent », l’action des personnes comme el-Soudi et comme le professeur Nusseiba. Ce sont des traîtres, au pire, des leurrés ou des opportunistes, au mieux et, de toutes façons, leur présence sur le damier est une présence parasitaire, intrinsèque à cette typicité de conflit, qui ne peut que ralentir le flot « naturel » de l’Histoire, qui freine et qui ennuie le processus de décolonisation. Alors pourquoi les nommer ? Pourquoi retranscrire ce qu’ils affirment ? Pourquoi leur prêter attention ? Pour aider ainsi les colonisateurs-oppresseurs ?
L’extrémisme des « ex », leur certitude dans l’issue finale du conflit et leur certitude dans la justesse de leur démarche propagandiste - tout ce qu’on fait pour répandre une opinion - provient d’un autre axiome de la théorie de la décolonisation, très clairement énoncé par Fanon : Fanon rejette en effet toute possibilité de solution d’un conflit colonial, autre que la lutte du colonisé pour sa libération. Et il précise encore, illustrant son propos politique par une déduction psychanalytique, qu’ « aucune quantité de concessions humanitaires de la part du colonisateur n’est de nature à restituer sa dignité au colonisé, si la relation coloniale n’est pas détruite lors de la lutte active. »
Ce qui explique vraisemblablement pourquoi, aucun des actes humanitaires concédés par les Israéliens ne trouve grâce sur le papier des journaux français. Mais c’est une babiole, presque un détail de cette histoire d’adaptation forcenée des termes de notre conflit à une théorie attenante à la guerre d’Algérie. Car les autres axiomes de Fanon sont plus tranchants encore. Ainsi, le Martiniquais souligne-t-il le besoin élémentaire du colonisé de détruire son oppression intériorisée par la liquidation de l’état d’oppression/colonisation.
C’est de ce fait que « dans son processus de libération, l’opprimé menace de détruire physiquement le colonisateur-colon (et souvent il le fait), tandis que simultanément, il le menace et l’attaque psychologiquement (symboliquement), parce que son comportement », toujours selon Fanon, « est illogique ».
Expliquant suffisamment la mollesse des condamnations françaises - gouvernementales et médiatiques - à l’encontre des assassinats collectifs palestiniens de civils israéliens et l’entêtement de l’AFP à défier à la fois le dictionnaire et les acquis de la science politique, en continuant à qualifier les implantations juives du nom de colonies, parce que ces assassinats collectifs s’inscrivent normalement dans le cadre d’une guerre de décolonisation, dès lors qu’on parle de colonies juives, ce phénomène de normalisation du crime de guerre palestinien est encore renforcé par le principe suivant établi par Fanon :
« L’absence de logique (dans les actes du colonisé en lutte, Nda.) découle des expériences déshumanisantes vécues dans une situation oppressive. » Cette proposition de Fanon explicitant, en outre et sans doute, la raison qui pousse les Français à définir, contre vents et marrées, l’état psychologique des terroristes et des kamikazes palestiniens de « désespéré ». Ce, en ignorant (évacuant) simultanément le conditionnement au martyre (shyhada) effectué par l’autorité palestinienne, Yasser Arafat, sa télévision, les Imams et les organisations terroristes sur toute la population palestinienne et surtout les enfants.
« Désespérés » ou fanatiques nationalistes ou religieux, c’est une des autres questions que l’adoption aveugle de la typicité apparente du conflit israélo-arabe évite de se poser. Par extension significative, et en temps que pilote, il ne me semble pas que les pilotes-kamikazes du 11 septembre 2001 étaient des desperados, ni que des desperados auraient pu accomplir de tels exploits aéronautiques ; je relève également que les connaissances de ces hommes, ainsi que leur capacité à apprendre des techniques relevant de la haute technologie, les plaçait, a fortiori et indiscutablement, hors de la catégorie des désespérés.
Est-ce alors pour cela que les « ex » s’abîment les ongles à essayer de trouver (et d’imposer arbitrairement une stricte distinction sémantique pour les qualifier) une différence entre les terroristes palestiniens et les autres terroristes arabes, à moins que ce ne soit avec les mêmes terroristes palestiniens, lorsqu’ils agissent dans d’autres conflits arabes, comme en Irak ? Ces autres différenciations forcenées - catégorielle et narrative - ne résistant à aucune critique analytique, on en arrive à déduire de leur emploi un autre effet obsessif de la nécessité, pour les « ex », de camper, à tout prix, même à celui consistant à braver répétitivement le ridicule, l’éthique et l’intelligence tout court, la guerre d’Israë l dans le schéma étroit et déformant de la dialectique de la guerre de décolonisation.
A suivre…