Shashi Tharoor, sous-secrétaire général des Nations Unies chargé de la communication et de l’information, a publié dans l’International Herald Tribune de mercredi dernier un plaidoyer angoissé intitulé «  Les nouvelles essentielles que vous ne lisez jamais.  » L’article de Tharoor accusait les médias et par conséquent le monde, d’ignorer plusieurs crises humanitaires graves.Â
Deux jours plus tard, Carol Bellamy, directeur exécutif de l’UNICEF, publiait un article de la même veine dans le même journal, elle y stigmatisait le coupable oubli dont le monde fait preuve à l’endroit d’une crise particulière : celle de l’Ouganda. Dans ce pays, des enfants de six ans sont enrôlés de force dans l’Armée de Résistance de Seigneur (LRA : Lord’s Resistance Army ) où ils servent comme soldats combattants ou comme esclaves.
Quelques 12 000 enfants ont déjà été enlevés par l’ARL au cours des deux années écoulées selon Bellamy,  et quelques 44 000 autres enfants fuient leurs foyers tous les soirs pour échapper à ces rapts.
Les hauts fonctionnaires de l’ONU ne sont pas les seuls à se plaindre de cette amnésie. Ainsi, Nicholas Kristof, un éditorialiste du New York Times, dans un article en date du 1 juin, avait accusé le monde d’indifférence envers le génocide dans la région de Darfour au Soudan. Là , des milices musulmanes arabes soutenues par le gouvernement massacrent les musulmans non- arabes depuis 16 mois. Outre ces milliers de meurtres, ils sont responsables de la fuite d’un million deux cent mille habitants de Darfour.
Les réfugiés vivent dans des camps de fortune où les conditions sont telles que des dizaines d’entre eux meurent chaque jour. Les experts estiment qu’entre 100 000 à 500 000 réfugiés succomberont de malnutrition ou de maladie cette année. Et Kristof de trouver le silence du monde incompréhensible.
Tharoor blâmait cette indifférence sur la concentration obsessionnelle des médias sur la guerre en Irak, Bellamy et Kristof ne proposaient aucune explication. Inutile de souligner qu’aucun des trois n’envisageait que sa propre organisation soit responsable de cette indifférence.
Pourtant si le monde est indifférent à des crises humanitaires telles que celles de l’Ouganda ou du Soudan, on ne peut que blâmer les institutions qui devraient attirer l’attention du monde sur elles, à savoir : les Nations Unies et les médias.
Il est très difficile pour des individus moyens de se passionner pour une crise dont il n’entend pratiquement jamais parler, ce qui monopolisent l’attention sont les sujets dont on nous parle quotidiennement.
Tharoor a bien raison de mentionner l’Irak : on nous en parle tous les jours. Il existe néanmoins un autre sujet qui obsède l’ONU et les médias tant et si bien qu’ils n’ont plus le loisir de nous parler du Soudan. Il s’agit bien évidemment du conflit israélo-palestinien.
Au cours des quatre dernières années, le conflit israélo-palestinien a causé quelques 4000 morts et provoqué le déplacement de 15 000 personnes selon l’ONU. En revanche, le conflit de Darfour, en trois fois moins de temps, a causé 30 000 morts et provoqué le déplacement d’un million deux cent mille personnes. En toute objectivité, Darfour semble être une crise beaucoup plus grave.
Néanmoins, si l’on effectue une recherche dans les archives des principaux journaux américains et européens de l’an passé, on s’aperçoit que ceux-ci ont publié de 7 à 14 fois plus d’articles sur Israë l que sur le Soudan. Ainsi, le New York Times compte 260 articles sur le Soudan contre 2837 sur Israë l ; les chiffres pour le Times de Londres sont 148 contre 1118 ; pour Die Welt on en compte 568 contre 8205 ; El Pais en recense 166 contre 1776. En outre, les articles sur le conflit israélo-palestinien ont souvent les honneurs de la première page alors que le Soudan est habituellement relégué dans les pages intérieures.
Par conséquent, il n’est pas étonnant que malgré la mort de douzaines de Soudanais chaque jour suite au manque d’aide internationale, les Palestiniens reçoivent selon la Banque Mondiale plus de subsides par personne qu’aucun pays n’en a perçu depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.
L’ONU est tout aussi coupable de donner l’impression que toutes les crises internationales sont moins importantes que le conflit israélo-palestinien. Un nombre disproportionné des résolutions de l’ONU sont consacrées à mettre Israë l en accusation, et parmi celles-ci, plus du quart des condamnations émises par la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU pendant ces 40 dernières années. Mais la structure institutionnelle même des Nations Unies tend à concentrer l’attention sur ce conflit à la quasi-exclusionn de tous les autres.
Ainsi que le remarquait récemment Anne Bayefsky dans ce même journal, 6 des 10 sessions d’urgence jamais convoquées par l’Assemblée Générale ont été consacrée à Israë l. Aucune session d’urgence n’a jamais été consacrée au Soudan ou au génocide rwandais qui a tué quelques 800 000 personnes.
Mais ce parti pris institutionnel est encore plus frappant en ce qui concerne les réfugiés.
Une organisation entière de l’ONU, l’UNRWA, se consacre aux réfugiés palestiniens alors que tous les autres réfugiés du monde sont gérés par le Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR). On suppose que ces deux organisations publient des communiqués de presse, tiennent des conférences de presse, publient des articles et tentent d’attirer l’attention du public par tous les moyens. Toutefois, la communication de l’UNRWA est uniquement centrée sur les réfugiés palestiniens alors que celle de l’UNHCR et partagée parmi les nombreux autres groupes de réfugiés.
De ce fait, les réfugiés palestiniens reçoivent autant d’attention que tous les autres réfugiés réunis, ceci en dépit du fait que les réfugiés palestiniens, contrairement à ceux qui meurent en ce moment à Darfour, ont été installés depuis 50 ans dans des vraies maisons et communautés en Jordanie, à Gaza et en Cisjordanie.
En outre, l’UNHCR définit comme réfugiés ceux qui ont personnellement perdu leurs maisons tandis que l’UNRWA inclut dans le terme de réfugiés tous les descendants de ceux-là . Ce qui permet à l’UNRWA de se prévaloir du chiffre de plus de 4 millions de réfugiés palestiniens alors que selon la définition de l’UNHCR il n’y en aurait que 200 000. En effet, on estime à 600 000 le nombre d’arabes qui ont fui Israë l en 1948 et un grand nombre d’entre eux sont décédés pendant cet intervalle de 56 ans.
Il est évident que 4 millions est un chiffre bien plus impressionnant que les malheureux
1 200 000 réfugiés de Darfour. Mais comment l’UNHCR pourrait-il soutenir la comparaison alors qu’il lui est interdit de gonfler ses chiffres comme le fait l’UNRWA ?
Par conséquent, si les éditorialistes et les responsables onusiens sont vraiment attristés par l’indifférence mondiale envers les crises du Soudan ou de l’Ouganda, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Eux seuls peuvent modifier l’ordre de leurs priorités et par-là même celui du monde entier.