L’attaque terroriste qui s’est produite à Damas ce mardi soir est peut-être moins surprenante qu’il n’y paraît au premier abord : certes, a priori, on comprend mal pourquoi la mouvance du Djihad chercherait à frapper un pays qui lui offre de réelles facilités dans sa lutte contre la coalition interna-tionale en Irak ; mais, par ailleurs, la nature même du régime alaouite syrien et la férocité de la répression des mouvements intégristes dans ce pays peuvent malgré tout en faire une cible naturelle pour les Djihadistes sunnites.
Depuis plus de trente ans, le régime en place à Damas a mené, face au terrorisme, un double jeu qui ne pouvait que mal se terminer. En apparence, sur la scène internationale, les Syriens condamnaient le terrorisme, mais dans les faits, Hafez al Assad avait financé, protégé « et utilisé » toutes les factions terroristes palestiniennes, surtout les plus extrémistes : parfois en même temps et dans le même but, parfois les unes contre les autres, souvent contre ses voisins arabes, comme la Jordanie, toujours contre Israë l. Ainsi, du FPLP de Georges Habache au groupe Abou Nidal, en passant par le FDLP, ou la faction mercenaire dirigée par « Carlos », la plupart des groupes terroristes de la région ˆet quelques autresˆ ont été, à un moment ou à un autre, les instruments de la politique de Damas dont le seul but a été, pour des décennies, d’une part de maintenir dans la région un état d’instabilité et, d’autre part, d’obtenir et de conserver le contrôle du Liban. Deux des conditions qui permettaient au pouvoir damascène de faire de la Syrie une puissance et d’assurer la pérennité du pouvoir minoritaire des clans alaouites.
Cette politique n’a jamais varié et, aujourd’hui, Bachar al-Assad continue à entretenir les meilleures relations du monde avec le Hezbollah libanais et à abriter, à Damas, d’importantes infrastructures du Hamas et d’autres groupes terroristes.
Après le 11 septembre 2001, Damas a, toutefois, tenté de se rapprocher de Washington en faisant preuve d’une certaine activité contre les réseaux isla-mistes rattaché à Al Qaïda, mais l’intervention de la coalition internationale en Irak a changé la donne:la Syrie y a vu l’occasion de revenir à la politique de désordre régional qui a toujours été la sienne. Elle a, ainsi, favorisé la formation de « volontaires arabes » au Liban « en étroite collaboration avec le Hezbollah », une opération qui a mobilisé plusieurs centaines d’officiers de renseignement et des forces spéciales syriennes, puis les a laissés transiter par son territoire avant de les infiltrer en Irak pour y mener des opérations de terrorisme contre les forces alliées.
Cette attitude n’est évidemment pas passée inaperçue à Washington où, concernant la Syrie, une certaine nervosité est perceptible depuis maintenant plusieurs mois. Ce contexte pourrait expliquer une éventuelle « mise en scène » des services de sécurité syriens qui auraient laissé se produire, suscité ˆ ou monté de toutes pièces ˆ un incident mineur pour pouvoir riposter et démontrer ainsi qu’il est lui aussi victime du terrorisme.
L’hypothèse d’une véritable action terroriste, attribuable à la « mouvance du Djihad », rattachée à Al Qaïda, est toutefois, extrêmement plausible :
- Pour autant que l’opacité du régime permette d’avoir une vision assez claire de ce qui s’est réellement passé, le modus operandi des attentats est totalement compatible avec celui d’Al Qaïda et de ses organisations affiliées : ciblage multiple et, comme lors des attaques perpétrées à Riyad, attaques simultanées avec un véhicule piégé, et des « commandos » équipés de grenades à main et d’armes automatiques.
- Dans les années 70-80,le pouvoir a dà » faire face à une véritable insurrection islamiste fomentée par les Frères Musulmans : plus de 300 personnes ont été tuées dans des attentats et, le 26 juin 1980, Hafez al-Assad lui-même n’a échappé à la mort que de peu.
- La réponse du pouvoir a été une répression sanglante : massacre de 800 à 1200 prisonniers islamistes à la prison de Palmyre, fin juin 1980 et, surtout, écrasement de la rébellion de la ville de Hama, en février 1982 (entre 20 000 et 30 000 morts). Il existe donc un réel contentieux entre Damas et les islamistes.
- Du fait qu’il est laïc et aux mains des Alaouites ˆ une secte chiite, donc hérétique aux yeux des Sunnites ˆ le pouvoir de Damas reste une cible légitime aux yeux des islamistes de la mouvance du Djihad.
- Enfin, dans le contexte actuel, l’intérêt de la mouvance du Djihad est clairement de viser à une déstabilisation globale de la région avant de transformer celle-ci en un véritable chaudron du diable dont l’Occident n’aura de cesse que de se détourner.
On peut penser, enfin, que le double jeu mené par le pouvoir, surtout ces derniers mois, a permis à des réseaux logistiques islamistes de s’implanter et de se développer à Damas, sous couvert de participer à « l’effort de guerre » en Irak.
Quelque soit la réalité concernant l’attentat de ce mardi, la Syrie a beau jeu, aujourd’hui, de se poser en « victime » du « chaos régional » : ce chaos, elle a elle-même participé à l’entretenir depuis 30 ans en étant un « Etat sponsor » du terrorisme. Il ne faudrait pas, aujourd’hui, permettre à Bachir al-Assad d’encaisser les dividendes de cet investissement en s’attribuant le beau rôle.
S’il est important de condamner et de combattre le terrorisme partout, y compris, évidemment, en Syrie, il est tout aussi important de pousser les Etats arabo-musulmans à plus de démocratie et de transparence, car leur gestion des affaires publiques est l’un des éléments qui fertilisent le terreau dont se nourrit l’islamisme militant et armé.
C’est particulièrement vrai de la Syrie qu’il est nécessaire d’amener à rompre avec le terrorisme, sous toutes ses formes et à s’engager, enfin, dans la voie des réformes politiques et économiques qu’attend depuis trop longtemps le peuple syrien.
© ESISC 2004